Frank Bellivier : « Le sujet de la santé mentale a bien émergé en France. Avant, c’était tabou »

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Par Cécile Fratellini

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Mieux prévenir, mieux soigner, mieux accompagner… Ce sont quelques-uns des objectifs de la feuille de route de la santé mentale et psychiatrie du gouvernement. Le Pr Frank Bellivier, délégué ministériel, est chargé de son déploiement. Il revient sur ses principaux axes.

Frank Bellivier, chef du département de psychiatrie et de médecine addictologique du groupe hospitalier Saint-Louis, Lariboisière, Fernand-Widal (AP-HP), a été nommé délégué ministériel à la santé mentale et à la psychiatrie en avril 2019. Une première. Il est chargé du déploiement de la feuille de route de la santé mentale et psychiatrie, annoncée en 2018. Trois grands axes se dessinent : la prévention et le repérage de la souffrance psychique et la prévention du suicide ; une offre en psychiatrie accessible, diversifiée et de qualité ; l’amélioration des conditions de vie et d’inclusion sociale des personnes en situation de handicap psychique.

Vous êtes le premier délégué ministériel nommé à la santé mentale et à la psychiatrie. Ce secteur est souvent considéré comme « le parent pauvre » de la médecine. Qu’en pensez-vous ?

Frank Bellivier : Le sujet de la santé mentale a bien émergé en France. Il y a quelques années, on n’en parlait peu, c’était tabou. L’engagement dès 2018 d’Agnès Buzyn en faveur de la santé mentale a constitué une première étape. La feuille de route en est une deuxième, et ma nomination avec la constitution d'une équipe chargée de la mise en œuvre de ces réformes de fond en santé mentale et en psychiatrie a été une étape supplémentaire. L’engagement d’Olivier Véran renforce encore cet élan. Il y a une reconnaissance aujourd’hui : on a une santé physique mais on a aussi une santé psychique, mentale et il faut en prendre soin. On a là un engagement inédit en faveur de la santé mentale. Enfin, la crise sanitaire Covid que nous traversons met en avant avec une acuité toute particulière et, pour l’ensemble des Français l’importance de la santé mentale.

« Déstigmatiser les questions de mauvaise santé mentale »

La situation des personnes souffrant de troubles psychiques en France est préoccupante. Comment mieux prévenir et repérer cette souffrance ?

F.B. : Il faut mener conjointement plusieurs types d’action, et notamment une action de promotion de la santé mentale. Déstigmatiser les questions de mauvaise santé mentale, de troubles psychiques doit permettre aux personnes qui en ont besoin de solliciter de l’aide et de s’intéresser à leur santé mentale. Beaucoup de ressources se sont développées pour informer, comme le site Psycom, qui recense des ressources organisées par type de population. Des semaines d’information en santé mentale sont organisées également. On voit naître des outils de déstigmatisation comme le Psychodon*. Et tout cela va au-delà de ce qui est décrit dans la feuille de route.

Il y a aussi des axes spécifiques qui sont des priorités de santé publique comme la prévention du suicide. Le ministère porte un programme très ambitieux avec plusieurs volets qui visent à prévenir les conduites suicidaires, à mieux sensibiliser l’ensemble de la population sur les ressources qui existent pour faire face aux idées suicidaires des patients et à prévenir le passage à l’acte. Enfin, le Ségur de la santé a acté la création d’un numéro national suicide qui devrait être opérationnel à la fin 2021.

*association qui a pour vocation de mettre en relation des associations, des bénéficiaires et des mécènes dans le champ de la santé mentale

Concernant le suicide justement, VigilanS, le dispositif de recontact de personnes ayant fait une tentative de suicide est-il déployé partout ?

F.B. : VigilanS est un dispositif qui permet de maintenir le contact par mail, par téléphone ou par carte postale et ainsi de prévenir la récidive suicidaire. C’est important. En France, 13 plateformes (bientôt 15) ont été mises en place. Plus de 14 000 patients ont été suivis depuis début 2020 avec des écoutants formés spécialisés. Quand un patient a fait une tentative de suicide, il a une carte ressource avec un numéro de téléphone qu’il peut appeler s’il est en souffrance psychique. Les écoutants le conseillent, l’orientent et le rappellent régulièrement pour prendre de ses nouvelles pendant 3 à 6 mois. Cet engagement national dans la prévention du suicide a des effets. Dans les années 90, on comptait 12 000 morts par an alors qu’en 2019, on est passé sous la barre des 10 000 morts. La généralisation de ce dispositif vise à diminuer encore la mortalité suicidaire.

En France, on estime que 15 % des 10-20 ans (1,5 million) ont besoin de suivi ou de soins. Le dispositif Ecout’Emoi a-t-il fait ses preuves ?

F.B. : Ecout’Emoi est une expérimentation en cours dans le Grand Est, les Pays-de-La-Loire et l'Ile-de-France. Elle vise à donner accès à des jeunes âgés de 11 à 21 ans en détresse psychologique à des consultations de psychologues. Car aller voir un psychiatre ou un psychologue, ce n’est jamais facile mais c’est encore plus difficile à cet âge. Ce dispositif encourage les médecins généralistes à repérer des troubles du comportement et permet de donner accès à une écoute auprès d’un psychologue voire à une consultation. C’est typiquement un outil de médiation vers les soins. L’évaluation de ce dispositif n’est pas encore finalisée. Elle se développe parallèlement à d’autres expérimentations, notamment celles de la CNAM évoquée ci-après et visant également à faciliter l’accès aux psychologues en première ligne.

« La psychiatrie a diversifié son offre »

Dans votre feuille de route, un des objectifs est l’accessibilité à une offre diversifiée et de qualité en psychiatrie. La situation est préoccupante aujourd’hui.

F.B. : C’est une priorité de notre action. Les demandes adressées à la psychiatrie ont considérablement augmenté ces vingt dernières années, ce qui en soit est une bonne nouvelle car cela signifie que les personnes qui en ont besoin font la démarche d’une recherche d’aide. Dans le passé, les psychiatres se consacraient essentiellement à la prise en charge des grandes maladies mentales : schizophrénie, troubles bipolaires… Aujourd’hui, il devient plus acceptable de solliciter l’expertise d’un psychiatre ou psychologue pour des états de souffrance psychique : des troubles anxieux, un état dépressif, des addictions… ça se démocratise un peu. La psychiatrie a diversifié son offre avec la souffrance au travail, le psychotrauma, les consultations de recours spécialisées… Mais après 15 années de restriction budgétaire, notamment en psychiatrie, l’offre de soins a stagné. Une inadéquation importante, creusée année après année, existe aujourd’hui entre les besoins et l’offre. Le rattrapage est rendu difficile par le manque de ressources. Et avec le numerus clausus mis en place il y a une trentaine d’années, nous sommes à un moment très critique de la démographie médicale avec des médecins qui partent à la retraite et qui ne sont pas remplacés. La ressource médicale et la ressource paramédicale manquent à un moment où on veut investir dans une offre à la hauteur des besoins.

Quelles solutions apporter alors pour améliorer cet accès aux soins ?

F.B. : En attendant que la démographie médicale s’améliore, puisqu’on a rouvert le numerus clausus, deux approches se dessinent. Tout d’abord, réserver la ressource médicale à ce qui est strictement une activité médicale et déléguer des tâches à d’autres professionnels de santé. Une des pistes étant le remboursement de certaines activités du psychologue. On sait que des techniques de psychothérapies sont indispensables aux traitements de certains états psychiques. Or, actuellement, une toute petite proportion de la population a accès aux psychologues, c’est un problème de démocratie sanitaire. Aujourd’hui, une expérimentation CNAM existe dans 4 régions où les consultations de psychologues sont remboursées par la Sécurité sociale pour les troubles anxieux légers à modérés. Cette innovation ouvre la voie et est saluée par les médecins généralistes, les psychologues et les patients.

Le deuxième axe, c’est l’organisation territoriale avec des logiques de coopération entre acteurs sanitaires, sociaux et médico-sociaux L’objectif est de rendre les parcours de soins plus fluides et gradués ; on pense ainsi réduire les 3 à 6 mois d’attente pour avoir un rendez-vous.

À noter également que 4 mesures phares concernant la psychiatrie ont été actées lors du Ségur de la Santé : le renforcement de 41 cellules d’urgence médico-psychologiques avec un psychologue et un infirmier par région (2 ETP), l’augmentation du nombre de psychologues dans les centres médico-psychologiques, la mise en place de binôme médecin généraliste/psychologue pour assurer un dispositif de première ligne de repérage de la souffrance psychique dans les maisons de santé pluriprofessionnelles et les centres de santé avec le recrutement de 160 psychologues, et enfin la mise en place d’un numéro national unique de prévention du suicide.

« La crise a été un accélérateur de projets innovants »

Le recours à la télémédecine dans les zones « moins denses » en professionnels de santé est-elle une autre solution ?

F.B. : Quand on a lancé l’idée de la télémédecine dans la feuille de route, de nombreuses voix se sont élevées pour dire que la télépsychiatrie n’avait aucun avenir et qu’il serait difficile de faire du soin psychique par visioconférence. La crise du Covid est passée par là et a joué un rôle très important. On a vu se développer de manière exponentielle des modes de prise en charge dématérialisée avec des suivis par téléphone, par visio. Et cela a rencontré un grand succès auprès des patients des soignants et des familles. La crise nous a aussi enseigné que ce mode n’était pas adapté à certains patients. Ce mode de prise en charge pose des questions relatives à la fracture numérique. Plus globalement, cette crise Covid a été un accélérateur de projets innovants. Certains dispositifs de télémédecine, nés pendant la crise, seront pérennisés.

Enfin, le dernier objectif de la feuille de route est l’amélioration des conditions de vie et d’inclusion sociale des personnes en situation de handicap psychique. Par quels moyens ?

F.B. : L’inclusion sociale est une démarche qui mobilise des ressources importantes et diverses. Cela passe par le logement, la formation, l’emploi accompagné… Dans le domaine de l’emploi, les choses bougent. Aux côtés du travail en milieux protégés, se développent des projets innovants d’accompagnement des personnes en milieu ordinaire (de manière intensive). Le logement est important aussi. Depuis plusieurs années le dispositif « Un chez soi d’abord » permet à des personnes sans domicile fixe souffrant de troubles psychiques d’accéder à un logement. Avant, ce dispositif était réservé aux grandes villes. Il est en cours de déploiement dans 20 villes moyennes.

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