Stéphanie Vandentorren : « Il faut redonner à la santé publique une place centrale dans toutes les politiques »

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Par Anne-Sophie Novel

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Si la France bénéficie d'un bon système de soin, son système de santé souffre en revanche d'inégalités structurelles. Une problématique accrue avec la crise du Covid-19.

Médecin épidémiologiste, chercheuse au Centre de Recherche Inserm-Université de Bordeaux U1219 « Bordeaux population health », Stéphanie Vandentorren travaille sur les inégalités sociales et environnementales de santé. Si la canicule de 2003 a marqué le début de son intérêt pour le sujet, elle ne cesse depuis de développer différents axes de recherche sur la question.

La notion d'inégalité sociale de santé est généralement perçue à travers l'accès aux soins. Vos recherches semblent se pencher sur un aspect plus large des inégalités ?

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Stéphanie Vandentorren : Le recours aux soins intervient quand on est malade, donc ne représente qu’une petite partie des inégalités sociales de santé. Je suis motivée, dans mes travaux, par la recherche des éléments qui éclairent les injustices qui interviennent en amont. Pourquoi certaines populations sont-elles plus exposées que d'autres ? Quelles constructions sociales expliquent ces inégalités ? Comme je m’intéresse particulièrement à la prévention et que ces inégalités sociales de santé se construisent très tôt dans la vie : pourquoi certains enfants sont-ils plus exposés que d'autres aux nuisances environnementales


Ce genre de recherches implique une grande variété de partenaires institutionnels
et scientifiques… ?

S.V. : Je suis amenée à travailler avec différents centres de recherche en France et à l'étranger (et notamment les Québécois), surtout en pluridisciplinarité avec des anthropologues, des géographes de la santé, des médecins épidémiologistes, des métrologistes (qui mesurent les expositions), mais aussi avec des acteurs de terrain, des associations.« Nos conditions sociales jouent sur nos comportements et le fait de souffrir de maladies préexistantes »

Peut-on faire un lien entre la santé environnementale et inégalités de santé ?

S.V. : Complètement ! Elles se nourrissent mutuellement là aussi : la vulnérabilité sociale est inversement proportionnelle à la qualité de l’environnement. Différents processus sont à l’œuvre, à commencer par le fait que nous ne sommes pas exposés aux nuisances environnementales de la même manière selon notre zone géographique. Nos conditions sociales jouent aussi sur nos comportements et le fait de souffrir de maladies préexistantes. Ces deux notions sont intimement liées.

Quels sont les principaux déterminants des inégalités de santé ?

S.V. : Ils sont nombreux et ont été bien classés par l’Organisation Mondiale de la Santé. Ces déterminants ont tendance à être exacerbés quand surviennent des crises. Mais je peux en lister ici plusieurs, à titre illustratif comme le logement (sa suroccupation, sa vétusté) ou le quartier (la proximité d'un point d'eau ou d'un espace vert ou même la possibilité d’avoir accès à une alimentation saine à moindre prix, à l’éloignement des services de proximité, les transports ou l’accès aux soins), et d'accessibilité qui diffère selon qu'on soit en milieu rural, semi-urbain ou urbain.

Le revenu et l'emploi, ensuite, qui peuvent être vecteurs d'inégalités sociales et environnementales, selon que l'on soit protégé ou non dans le cadre de son activité. Le soutien social et la façon dont on peut, ou non, s'appuyer sur un réseau et mobiliser des ressources – ce qui pose aussi plus largement des questions de cohésion sociale.

Citons aussi l’éducation qui joue un rôle majeur dans les inégalités sociales de santé, car tout le monde n'a pas la même capacité à comprendre et utiliser pour soi-même une information liée à ces sujets. La composition familiale, car on sait que les familles monoparentales sont souvent fragilisées. Sans oublier les inégalités de genre, qui font que le système de santé peut être défavorable aux femmes. Nous sommes encore dans une organisation de santé genrée et les femmes ont souvent des emplois plus précaires que les hommes, sont souvent moins bien logées, et ne sont pas suffisamment prises en compte dans le traitement de certaines pathologies.

« Certaines inégalités sont transmises au sein même de la sphère familiale »

Il y a aussi des déterminants qui arrivent très tôt, avant même la naissance semble-t-il ?

S.V. : Je citerai également les déterminants biologiques bien sûr comme l'âge. L'enfant est beaucoup plus vulnérable, si bien que si on considère les inégalités environnementales par exemple, à dose égale, leur exposition est beaucoup plus forte, avec des répercussions tout au long de la vie. Prenons le cas de l'asthme par exemple, un enfant peut développer ce type de pathologie en raison de l'exposition de sa maman pendant la grossesse, in utero, ou bien être exposé dès sa naissance à divers facteurs qui sont socialement différenciés (vétusté du logement, quartier pollué) et qui peuvent exacerber ses difficultés respiratoires.

Le stress peut aussi être mentionné, car il peut avoir des effets sur le fonctionnement hormonal, sur les empreintes métaboliques. Enfin, il est important de souligner que tous ces déterminants ont des effets transgénérationnels, avec des travaux qui prouvent que certaines inégalités sont transmises au sein même de la sphère familiale : l'épigénétique par exemple constitue un pont entre l'environnement, notamment social, et la biologie.

On peut aussi noter le fait d'être né à l'étranger, qui joue également dans les conditions de vie et de santé. Dans les années 1970 et 80, aux États-Unis, beaucoup de mouvements se sont mobilisés pour dénoncer la surexposition aux risques des minorités pauvres et de couleur résidentes ou ouvrières. En France, des chercheurs ont établi une corrélation statistique certaine sur le territoire français entre la présence d’installations à risque ou polluantes dans une ville et le pourcentage d’habitants non seulement à faibles revenus mais aussi nés à l’étranger. Enfin, il y a des déterminants sociaux de santé plus structurels, comme le contexte politique, social et culturel, sur lesquels je ne travaille pas encore. J'aimerais les aborder plus largement dans mes travaux à venir, en collaborant avec des chercheurs en sciences politiques notamment.

Ces inégalités de santé sont-elles visibles dès le plus jeune âge ?

S.V. : Elles existent même in utero ! Certaines études expliquent qu'il faut sept générations pour qu'un enfant sorte de la pauvreté. Il y a un point générationnel donc, des fenêtres de vulnérabilité, et des éléments qui pèsent sur des cycles de vie entiers. Plus on agit tôt, plus il est possible de modifier les trajectoires de vie.

« Le fait de ne pas avoir de domicile coûte 15 ans de vie ! »

Comment ces inégalités sociales de santé pèsent-elles dans un parcours de vie ?

S.V. : Les effets sont multiples et très connectés, et concernent tous les cycles de vie. Dès l’enfance, le fait d'être en surpoids ou obèse est lié à la classe sociale. À la puberté, plusieurs études ont montré que l’origine sociale et ethnique détermine l’exposition à certains perturbateurs endocriniens, ces perturbateurs qui peuvent engendrer une puberté précoce. L’indicateur de santé le plus parlant est sûrement l’espérance de vie : le fait de ne pas avoir de domicile coûte 15 ans de vie !

Aussi est-ce un autre champ de mes recherches que d'aller au plus près des populations vulnérables, comme les personnes sans domicile ou les gens du voyage. J’aime garder une proximité avec le terrain, pour cerner au mieux les réalités auxquelles ils font face.

Quels effets la pandémie a-t-elle eus sur les inégalités sociales de santé ?

S.V. : Les inégalités sociales de santé ont joué dans les deux sens. Les personnes qui ont les plus gros problèmes sont les plus fragiles socialement. Elles sont plus exposées parce qu'elles vivent généralement dans des endroits plus denses et ne peuvent pas toujours bénéficier des mesures de protection collective. Lors du premier confinement, elles sont obligées d'aller au travail, de prendre les transports en commun, d'être au contact du public (je pense par exemple aux aides-soignants, aux métiers de la distribution). Ces personnes sont donc moins protégées, mais elles souffrent aussi plus fréquemment de comorbidités (diabète, hypertension, surpoids), et donc sont plus susceptibles de développer des formes plus graves de la maladie et d’en décéder. En plus, elles ont souvent un moindre recours au soin (moins d'accès au dépistage, à la vaccination, etc.)

La crise sanitaire est juste venue révéler des inégalités qui existaient au préalable. Elle est aussi venue accentuer ces inégalités. Pour les plus défavorisés, les effets s'enchaînent avec décrochage, perte d'emploi, déscolarisation des enfants, etc. Les conséquences vont être durables notamment pour les plus jeunes, elles vont peser sur des inégalités générationnelles dont on parle peu et qui sont déjà pourtant très présentes.

La France dispose de l'un des meilleurs systèmes de santé au monde, comment expliquer que de telles inégalités persistent, voire s'aggravent ?

S.V. : C'est le paradoxe français. Il en va de même pour la petite enfance, les inégalités y sont énormes alors que nous avons la chance d’avoir une bonne protection maternelle et infantile, comme la PMI, mais qui n’a pas les moyens de subvenir à tous les besoins, faute de ressources. Nous n'étudions pas assez les causes structurelles dans nos recherches. Je pense qu’une meilleure justice sociale, par exemple, joue un rôle déterminant sur la cohésion sociale.

Globalement, tout ce qui entrave ces liens, que ce soit par des politiques clivantes ou par une société individualiste vont être délétères pour la santé.

« Permettre aux personnes d’être acteurs de leur propre santé »

Quel est l'impact de l'explosion des maladies chroniques sur les inégalités de santé ?

S.V. : Les maladies chroniques ne touchent pas les catégories sociales de la même manière, donc la hausse des inégalités sociales de santé fait que ces pathologies chroniques explosent et toute la société en paye le prix. Il faudrait mieux nous occuper des causes structurelles et également apporter une attention soutenue aux plus pauvres, tout comme agir dès l’enfance pour freiner ces épidémies qui se transmettent ensuite de génération en génération. Nous devons penser autrement ces questions de santé pour aller vers plus de prévention et d'éducation et que nous redonnions à la santé publique une place centrale dans toutes les politiques.

Quels sont les principaux leviers dont nous disposons pour lutter contre les inégalités sociales de santé ?

S.V. : Il s'agit de ne pas seulement cibler l'accès aux soins, qui relève de la santé mais d'agir dans d'autres secteurs, très importants dans les autres politiques qui vont agir de façon déterminante sur la santé - comme l'éducation, ou les politiques de l’emploi et du logement pour ne citer que quelques exemples. Il faut décloisonner au mieux et à tous les niveaux et s’organiser dans ce sens, ce qui n’est pas toujours le cas en pratique.

Le niveau territorial est essentiel. Il s'agit aussi d'agir sur la proximité des populations avec le personnel de santé. Il faut être à l'écoute des besoins et permettre aux personnes d’être acteurs de leur propre santé. En ce sens, la numérisation de la santé doit nous inciter à une vigilance quant à la fracture numérique par exemple.

Certains pays sont-ils en avance dans la réduction des inégalités sociales d'accès au soin ?

S.V. : Il y a des pays où des actions probantes tiennent compte des inégalités sociales de santé. Quelques exemples en Australie, en Grande Bretagne, au pays de Galles et au Canada bien sûr. Il y en a sûrement d’autres mais je n'ai pas encore creusé ces dimensions.

*Molécule ou un agent chimique contenu dans certains produits de consommation courante et responsables d'anomalies physiologiques et reproductives

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