Francis Eustache, spécialiste de la mémoire et de ses troubles : « Le terme d’amnésie renvoie à des situations bien différentes »

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Par Patricia Guipponi

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Le chercheur en neuropsychologie, Francis Eustache, revient sur les conséquences cérébrales constatées sur les victimes de chocs extrêmes tels qu’un attentat, une agression sexuelle… Selon la nature de l’évènement et sa durée, on parlera d’amnésie, d’hypermnésie ou de mécanisme de défense.

Francis Eustache dirige l’unité Inserm-EPHE à l’université de Caen-Normandie. Il a été l’un des premiers chercheurs français à utiliser les techniques d’imagerie cérébrale pour mieux comprendre le fonctionnement cognitif et la mémoire humaine.

Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont Les nouveaux chemins de la mémoire écrit avec Béatrice Desgranges, et La mémoire entre sciences et société, publiés aux éditions Le Pommier.

« Les victimes d’attentat font le plus souvent de l’hypermnésie »

Un traumatisme majeur peut-il entraîner une amnésie de ce qui s’est passé ?

Francis Eustache : Le terme d’amnésie* renvoie à diverses situations, toutes différentes. Il est assez générique. On en connaît les syndromes. On sait distinguer les pathologies de la mémoire et les régions du cerveau impliquées, l’origine des dysfonctionnements qui conduisent par exemple à des amnésies dans la maladie d’Alzheimer, dans le syndrome de Korsakoff**…

On dispose aussi d’éléments scientifiques pour évoquer les conséquences cérébrales du traumatisme sur les victimes d’un attentat. La plupart ne font pas d’amnésie. Au contraire, on observe majoritairement des cas d’hypermnésie. Nous avons pu le constater dans le suivi d’une importante cohorte de personnes confrontées aux attentats du 13 novembre 2015.

Les éléments liés à l’évènement traumatique vont réapparaître de façon intempestive à la conscience de la personne sous forme d’images, de bruits, d’odeurs. Ils sont omniprésents bien que les victimes n’aient pas forcément une mémoire parfaite de ce qui s’est passé. Toutefois, le fait que la mémorisation soit moins bonne ne veut pas dire que la personne ait oublié. Ce n’est pas de l’amnésie au sens strict.

« Dans l’amnésie fonctionnelle, les personnes touchées ne savent plus qui elles sont »

On peut pourtant perdre des pans entiers de sa vie à la suite d’un stress ?

F. E. : C’est autre chose. On parle alors d’amnésie fonctionnelle, appelée aussi amnésie d’identité. Les personnes touchées ne savent plus qui elles sont. Elles peuvent oublier des années de leur vie, les codes sociaux, les gestes simples comme celui de lacer leurs chaussures… Le cerveau dysfonctionne mais on explique difficilement pourquoi. L’évènement traumatique à l’origine n’est pas forcément majeur. Il survient généralement chez une personne fragilisée, aux prises avec des difficultés de l’existence.

On voit peu de stigmates physiologiques lorsque l’on effectue une IRM anatomique. Il n’y a rien d’anormal au niveau cérébral ou cela reste très marginal comparé à l’intensité de l’amnésie. C’est une amnésie dite rétrograde. Les évènements du passé ne sont plus disponibles. Tandis que dans une amnésie organique, dite antérograde, consécutive à des lésions du cerveau, la personne concernée n’a plus la capacité d’apprendre ce qui est nouveau.

« La personne abusée sexuellement va mettre à distance cette partie de son vécu pour se protéger et avancer »

Certaines victimes d’agressions sexuelles font part d’une amnésie partielle ou totale de leurs souvenirs. Qu’en est-il ? 

F. E. : Ce que l’on sait, c’est qu’il faut distinguer un l’événement ponctuel d’une situation qui s’inscrit dans la durée. On parle du premier cas de figure lors d’un attentat, d’une catastrophe naturelle, d’un accident de train qui survient brutalement… On est alors face à un dysfonctionnement de la mémoire sur le moment. Il y a une telle émotion que cela entraîne une mémorisation extrême de certains éléments sensoriels et une mauvaise mémorisation du contexte général de la scène.

Une personne abusée sexuellement pendant des années va refouler ces informations afin de continuer à vivre, à se construire. Elle va mettre à distance, pour se protéger, cette partie de son vécu, ne pas l’intégrer à son histoire pour construire une identité acceptable pour elle et pour autrui. Ce mécanisme permet à la personne de se défendre de façon plus ou moins délibérée.

Est-ce inconsciemment ou consciemment ? C’est difficile à dire car les situations traumatiques, la façon dont elles sont gérées, diffèrent d’un individu à un autre. Cependant, il ne faut pas minimiser ces situations, ni les caricaturer. Bien au contraire. Il faut saluer le courage, le combat des personnes qui parlent de leurs agressions, le fait que la parole se libère. Cela fait avancer notre société en remettant en question.

*L’amnésie se définit comme la diminution ou la perte de la mémoire.

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