Est-on face à une épidémie de fatigue au travail ?

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Par Victoire N’Sondé

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Premier signe de l’épuisement professionnel voire du burn-out, la fatigue au travail progresse. En cause, le Covid, un télétravail mal géré ou encore certaines organisations du travail comme le lean management… On fait le point sur les symptômes à repérer et sur les moyens de prévention.

Les enquêtes et autres sondages se multiplient et font le même constat : une majorité de Français disent ressentir de la fatigue au travail. C’est ce que relève, par exemple, l’édition 2023 de l’Observatoire de la santé de la Mutualité Française. La fatigue y est citée, par les actifs interrogés, en tête des « problèmes de santé » dont ils souffrent le plus fréquemment dans le cadre professionnel (84 % des personnes sondées), devant le stress (76 %) et la perte de motivation (72 %).

La fatigue, premier signal de l’épuisement professionnel

« La fatigue est un symptôme subjectif, explique le Dr Marielle Dumortier, médecin du travail et autrice de "Le monde du travail est devenu fou !" (éditions du Cherche-midi). Mais quand nous, médecins, entendons un salarié dire : "je suis fatigué", cela doit nous alerter. Notamment quand il s’agit de fatigues dont on ne récupère pas après une ou plusieurs nuits de sommeil ».
Cette fatigue peut en effet représenter le premier signal de l’épuisement professionnel. Le second signe, décrit la spécialiste, est le fait de ressentir une forme de cynisme, de déshumanisation au travail (on se sent détaché). Le troisième signe prend la forme d’une dévalorisation de soi-même.
« L’épuisement professionnel correspond à une fatigue qui s’installe très progressivement, sur plusieurs mois, parfois même sur plusieurs années, décrit la spécialiste. Mais elle ne s’exprime que dans le milieu professionnel. Le reste de la vie n’est pas affecté. Parfois même, seule une partie du travail sera concernée. La personne sera en mesure d’effectuer certaines tâches mais pas d’autres ».

Au bout du bout… le risque du burn-out

L’avertissement que représente la fatigue au travail ne doit pas être pris à la légère car, une fois installé, l’épuisement professionnel devient difficile à soigner. « Les week-ends, des périodes de vacances ou même des arrêts assez longs ne suffisent pas », prévient la médecin. Il doit être pris en charge dans le cadre d’une consultation de pathologies professionnelles et de souffrances au travail, indique Marielle Dumortier qui, elle-même, assure une consultation de ce type à l’hôpital. Quelle différence avec le burn-out ? « Je n’aime pas ce terme, répond la spécialiste. Le symptôme que nous traitons est l’épuisement professionnel qui, au bout du bout, devient le burn-out ».
Ce symptôme apparaît d’ailleurs comme un motif fréquent d’arrêts de travail. Dans le dernier Baromètre annuel de l’absentéisme (1), l’épuisement professionnel ainsi que les troubles psychologiques figurent, tous deux, en seconde place des causes d’arrêts de travail dans le secteur privé, derrière les « maladies ordinaires ».

Fatigue et autre mal-être au travail, à qui en parler ?

Une fatigue ou trop de stress au travail ? Il ne faut pas rester seul face à ces situations.

Au sein de l’entreprise, les interlocuteurs privilégiés sont :

- les collègues, pour bénéficier d’un soutien
- les encadrants et les ressources humaines, pour qu’ils analysent la situation et prennent les mesures nécessaires, par exemple en adaptant le poste de travail.
- les représentants du personnel, car ils sont compétents sur les questions de santé au travail
- la médecine du travail, qui est soumise au secret professionnel, bien que partenaire de l’entreprise.
A l’extérieur de l’entreprise, il convient de solliciter :
- son médecin traitant, référent privilégié pour sa santé
- en cas de dysfonctionnements qui relèvent du cadre légal : l’inspection du travail, une organisation syndicale, etc.
Plus d’infos dans cette brochure de l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS).

Le Covid et le télétravail pointés du doigt

Les causes de la fatigue au travail sont multiples. Dans son enquête « Grosse fatigue et épidémie de flemme : quand une partie des Français a mis les pouces », la Fondation Jean-Jaurès pointe les effets du Covid sur « un bloc de 35% à 40% d’individus, dont le moral ou la condition physique ont été affectés depuis la pandémie ». Le Think Thank distingue différents profils. « La perte de motivation au travail touche davantage les jeunes actifs (46% des 25-34 ans), mais aussi les cadres (44%) et les professions intermédiaires (43%), contre 34%
"seulement" parmi les employés et ouvriers, catégories dont on notera qu’elles sont moins concernées par le télétravail », peut-on aussi lire dans son étude.
Le Dr Dumortier tempère sur le télétravail : « Il apporte un certain nombre d’effets bénéfiques : moins de transport ou encore une facilité à organiser sa vie (on peut récupérer ses courses, faire ses lessives…). Il présente aussi des inconvénients comme la perte du collectif et du lien dans l’entreprise. Pendant le covid, le télétravail a aussi révélé des pathologies psychiatriques ».
Un autre point de vigilance a été développé par Muriel Pénicaud à l’occasion des Rencontres du Cese « Le travail dans tous ses états »(2). L’ancienne ministre du travail juge, en effet, que le fait d’être dans un emploi qui ne peut pas s’exercer en télétravail fait naître du ressentiment. « En Europe et dans les pays développés, 40% des emplois sont télétravaillables, 60% ne le sont pas. Si des cadres et des managers sont en télétravail alors que des aides-soignantes ou des ouvriers du bâtiment sont astreints à la présence au travail, alors on recrée des inégalités en entreprise qui vont être importantes », a-t-elle alerté.

En cause aussi, la place moins centrale du travail

Les sociologues, économistes et autres experts du travail réunis par le Cese (Conseil économique social et environnemental) sont tombés d’accord sur le fait que la crise sanitaire n’a fait qu’amplifier des tendances déjà à l’œuvre avant le Covid. Au-delà de la pandémie, si le travail "fatigue", c’est également parce qu’il a perdu la place centrale qu’il occupait dans la vie des Français, au profit des loisirs.
« Auparavant, le monde de l’entreprise structurait l’imaginaire des rapports entre la hiérarchie, les hommes et les femmes, etc. Aujourd’hui, c’est le temps libre qui structure la société. La question est de savoir comment les valeurs du temps libre -l’autonomie, la responsabilité, le respect- entrent dans le monde du travail », a décrypté Jean Viard, sociologue à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) lors de son intervention.

Quelle prévention en entreprise ?

- Informer et former les équipes
En prévention, tous les membres de l’entreprise (salariés, encadrants, dirigeants…) doivent être sensibilisés aux signes qui évoquent le mal-être au travail et peuvent même bénéficier de formation ad hoc.
- Eviter la surcharge de travail
Il s’agit également de rendre les horaires de travail compatibles avec la vie familiale et d’encadrer les heures supplémentaires ainsi que l’utilisation des technologies nomades type smartphone et ordinateur portable (en différant par exemple l’envoi des emails).
- Garantir un soutien social entre salariés pour éviter que certains se retrouvent isolés sur leurs postes. Cela passe aussi par des relations fluides entre salariés et responsables directs. Favoriser les moments conviviaux participe également à la cohésion.
- Laisser des marges de manœuvre et reconnaître le travail des salariés, en leur permettant de participer aux prises de décision et en valorisant leurs initiatives. Cela se traduit également par une reconnaissance financière.

Source : « Le syndrome d’épuisement professionnel ou burnout, mieux comprendre pour mieux agir » (Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail Anact, Institut national de recherche et de sécurité INRS, Ministère du travail, de l’emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social. 2015)

Certaines organisations du travail à risque

Sont également incriminées certaines formes d’organisations du travail. « Si les contraintes physiques ont tendance à se réduire dans le monde professionnel, l’évolution des modes d’organisation des entreprises entraîne un développement des risques psycho-sociaux (RPS) », pouvait-on lire dans un rapport du Sénat datant de 2019. Marielle Dumortier le résume à sa façon : « Il s’agit de faire toujours plus, en employant moins de personnel ».
La médecine du travail fustige également ce que l’on nomme le Lean management (3) . Ce mode managérial vise à améliorer la qualité, la productivité et à réduire les délais au sein d’une entreprise. « Mais les actions mises en œuvre peuvent avoir des conséquences pour la santé des salariés », mettent en garde les services de l’Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles (INRS), une association dédiée à la santé et à la sécurité au travail.

Former dirigeants et salariés à l’écoute et à la détection

Contre la fatigue, le mal-être et les risques psycho-sociaux, l’INRS promeut une culture de la prévention à destination à la fois des entreprises et des salariés. Des initiatives privées ou associatives vont dans le même sens. On pourra citer les formations de secouristes en santé mentale qui ont lieu, notamment, en milieu professionnel. Dirigeants, encadrants et salariés y apprennent à repérer les signes de dépression mais aussi d’autres troubles bien spécifiques. « Notre formation peut aussi faire partie de la politique de prévention des risques pyscho-sociaux au sein d’une entreprise, même si elle ne va pas résoudre les problèmes de management. L’idée étant d’intervenir précocement auprès d’un salarié en détresse psychologique avant que la situation n’ait trop de répercussions sur sa vie », précise Mickaël Bardonnet, membre de l’association Premiers secours en santé mentale PSSM France et formateur.
Magaly Simeon a fondé une startup qui agit en faveur de la santé mentale en entreprise. « L’entreprise doit être capable d’entendre la fatigue des salariés qui disent "c’est dur", "la charge est trop lourde". Il y a un sujet autour des managers de proximité qui ne sont pas suffisamment formés à cette écoute ». Il faut aussi en finir avec les sous-entendus selon lesquels un salarié fatigué ne serait pas à la hauteur, conclut celle qui exerce aussi comme « executive coach » de dirigeants d’entreprises.

(1) Baromètre 2022 de l’absentéisme Malakoff Humanis
(2) Ces rencontres étaient organisées par le Conseil économique social et environnemental le 10 mai 2023
(3) Le terme anglais "lean" peut se traduire par "mince" ou "au plus juste". Le Lean management préconise de favoriser la qualité, les coûts, les délais et la flexibilité.

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