Le télétravail expose les salariés à de nouveaux risques psychosociaux

Publié le

Par Natacha Czerwinski

Temps de lecture estimé 8 minute(s)

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Entré de force dans la vie d’une grande majorité de salariés lors du premier confinement, le télétravail fait aujourd’hui partie du quotidien de nombreux actifs. Mais sous ses dehors attractifs, cette forme d’organisation du travail implique de nombreux bouleversements qui peuvent avoir de graves conséquences psychosociales.

Les chiffres parlent d’eux-mêmes. En janvier 2021, 27 % des salariés pratiquaient le télétravail, contre 4 % en 2019*. La pandémie de coronavirus a en effet favorisé une extension sans précédent du travail à distance. Afin de maintenir leur activité tout en respectant les mesures de distanciation physique, de nombreux employeurs n’ont pas eu d’autre choix que de l’imposer de but en blanc à leurs équipes.

« Du jour au lendemain, nous avons dû apprendre à travailler chez nous, alors que c’était une pratique très peu répandue dans notre entreprise, témoigne Jérémy, 47 ans, cadre dans une société de transports. De mon côté, ça s’est bien passé globalement, car j’avais un espace bureau dans mon appartement, mais je sais que certains collègues ont travaillé pendant des semaines sur leur canapé… »

Le télétravail a des inconvénients minimisés

Deux ans et demi après le premier confinement, le télétravail est désormais installé de façon plus encadrée dans le quotidien de nombreux salariés. Et il est majoritairement vu comme un avantage : il offre en effet plus d’autonomie et de souplesse d’organisation. Il permet de concilier plus facilement vie professionnelle et vie personnelle et de gagner en temps de transport.

Mais ce modèle a aussi sa face sombre. La Fédération des intervenants en risques psychosociaux (FIRPS), qui rassemble 23 cabinets spécialisés, a présenté mi-septembre 2022 un guide intitulé Télétravail : de nouveaux risques, une prévention à adapter. La publication, qui a été distribuée à quelque 6 000 entreprises publiques et privées, est le fruit des observations et d’une réflexion collective de ses membres. Le document aborde ainsi les thématiques clés du télétravail, en définit les enjeux, pointe du doigt les problématiques et avance des solutions pour mettre en place un système qui ne nuise pas à la santé des salariés.

Car les écueils sont d’autant plus difficiles à cerner que les individus eux-mêmes n’en ont pas toujours conscience, voire les minimisent. « Comme c’est un mode d’organisation qui nous arrange bien, nous avons tendance à mettre les inconvénients de côté, souligne Emmanuel Charlot, trésorier de la FIRPS et directeur général du cabinet Stimulus**. Or, c’est à moyen ou long terme que les risques psychosociaux peuvent se manifester. »

Un décalage entre salariés en télétravail et les autres

Parmi les risques identifiés par la FIRPS figure bien sûr l’isolement. Par définition, le travail à domicile éloigne du bureau et cette situation n’est pas toujours facile à vivre pour les salariés. « Les échanges que nous avons par téléphone ou en visio sont essentiellement de l’ordre du transactionnel ("j’ai besoin de ça", "je t’envoie ça"). On est assez peu dans le domaine de l’informel comme cela peut être le cas lors des discussions à la machine à café, analyse Emmanuel Charlot. Or, pouvoir interagir avec ses collègues est une dimension très importante du bien-être au travail. »

Un décalage peut aussi se créer entre salariés, à la fois entre ceux dont les postes sont « télétravaillables » ou pas, mais aussi entre ceux qui sont présents physiquement dans les locaux ou pas. « Nous sommes trois à travailler sur les mêmes dossiers et, les jours où je suis en télétravail et que mes deux collègues sont au bureau, beaucoup de choses se décident sans moi », constate Jérémy.

La FIRPS consacre aussi un chapitre de son guide à la question de l’intégration des nouveaux collaborateurs dans l’entreprise. Celle-ci est en effet à la fois « une étape cruciale dans la vie du nouvel embauché » et « un levier de cohésion des équipes et un révélateur de la capacité d’une entreprise à susciter de l’engagement et de la fidélisation », écrivent les experts.

Pour aborder au mieux ce processus dans une configuration de télétravail, ils conseillent notamment de communiquer en amont avec le nouvel arrivant et de lui donner des « points d’ancrage » : lui désigner un mentor peut ainsi l’aider à comprendre les codes et l’organisation de l’entreprise.

Des inégalités de genre accentuées

Le télétravail a également pour désavantage de complexifier la communication entre salariés. « La distance accentue les malentendus car la multiplication des réunions en visioconférence et des échanges par mails favorise les tensions et donc l’émergence de conflits », explique la FIRPS. Cette dernière alerte ainsi sur la question de l’hyperconnexion (soit le fait d’enchaîner les tâches et de faire des journées à rallonge). « La disparition de la frontière entre temps de connexion et de déconnexion est un fait avéré, avec pour conséquence la dégradation des capacités cognitives et la dégradation de la capacité d’attention », observent les spécialistes.

Toutes les addictions – numérique, tabac, alcool, drogue, médicaments, ou encore workaholisme (autrement dit dépendance au travail) – augmentent d’ailleurs lorsque les salariés travaillent à domicile, signale le guide. « Ces dérives ont été constatées pendant les confinements et ce n’est pas parce que nous ne sommes plus confinés qu’elles n’existent plus », rappelle Emmanuel Charlot.

La FIRPS fait également remarquer que le télétravail peut « accentuer les inégalités de genre ». « Il peut effectivement aider les femmes à mieux s’organiser, mais il peut aussi les piéger en faisant reposer toute l’organisation familiale sur leurs épaules. Elles se retrouvent alors prisonnières de leur domicile et de leur double journée de travail, sujettes à une charge mentale augmentée. »

La clé : un télétravail « personnalisé »

Attention aussi à la plus grande sédentarité induite par le télétravail. On ne se déplace plus pour aller au bureau, ni pour rencontrer un collègue dans un autre bâtiment ou pour déjeuner au restaurant d’entreprise. Or, « bouger est le premier des médicaments », a insisté l’ergothérapeute Valentin Arthaud lors d’une table-ronde sur le télétravail organisée par Harmonie Mutuelle, le 4 octobre 2022 à Metz.

Lors de cette « Agora mutualiste », les intervenants ont rappelé à quel point une approche personnalisée et adaptée du télétravail est nécessaire pour qu’il soit bien vécu par les salariés, car nous ne sommes pas tous égaux face aux changements. « Le télétravail est un événement majeur qui dépend beaucoup des capacités individuelles de résilience, a indiqué le psychologue Massimiliano Mangosi. Comment fait-on face à la solitude, au besoin de se réorganiser et d’intégrer les moments de travail et de repos ? Tout cela dépend de notre façon de répondre aux défis de la vie. »

Pouvoir revenir au 100 % présentiel

Dans ce contexte, le rôle de l’entreprise est d’être à l’écoute des besoins des employés afin de trouver le bon « dosage » entre jours de présence et jours de travail à distance. « Notre accord d’entreprise permet d’être sur un temps choisi : pas du tout, un jour, deux jours, trois jours, voire flexible 25 jours par an, a détaillé Franck Lécuyer, responsable des ressources humaines chez Harmonie Mutuelle dans le Grand Est. Le salarié – qui doit être éligible au télétravail et autonome dans l’exécution de ses missions – propose à son responsable le mode de travail hybride qui lui convient et qui lui permet de trouver un intérêt personnel. Le télétravail est également réversible. »

« Il est indispensable de laisser aux collaborateurs la possibilité de revenir au bureau s’ils le souhaitent, et ce sans qu’ils aient besoin de se justifier », confirme Emmanuel Charlot.

Les managers ont un rôle central

Cette préconisation fait d’ailleurs partie des recommandations de la FIRPS qui, dans sa publication, liste plusieurs exemples de mesures permettant de supprimer ou réduire les risques psychosociaux liés au télétravail. Parmi elles :

  • Mesurer périodiquement les impacts du télétravail sur l’organisation du travail et les conditions de travail.
  • Privilégier les formations en présentiel pour en faire des temps d’échanges et de connaissance des collègues, en particulier les nouveaux.
  • Intégrer dans les entretiens annuels un point sur le télétravail pour identifier les situations à risque.
  • Former les managers à l’accompagnement d’équipes à distance.

Les responsables d’équipe, qui sont les « garants de l’équité dans le rapport au télétravail », ont en effet un rôle central dans la mise en place d’un fonctionnement serein. Charge à eux de « construire l’autonomie des travailleurs » et d’« éviter les modes de contrôle basés sur la méfiance », précise la FIRPS.

« Personnaliser signifie faire confiance », a résumé Massimiliano Mangosi, qui s’est également interrogé sur les implications profondes de ce nouveau modèle. « Le télétravail est quelque chose qui questionne un peu le fonctionnement humain. Nous sommes des êtres relationnels et rester à la maison nous coupe des émotions (antipathie, colère, plaisir…) qui nous traversent quand nous rencontrons l’autre. Or, l’émotion fonde la pensée et l’organisation de notre vie, la perception de notre identité par rapport aux autres. » Autant dire que la révolution sociétale née de la pandémie n’a pas encore révélé tous ses effets…

* Chiffres de la Direction de l’animation de la recherche des études et de la statistique (Dares) du ministère du Travail.

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