La Ciivise, une commission pour lutter contre l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants

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Par Isabelle Coston

Temps de lecture estimé 7 minute(s)

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Depuis mars 2021, la Ciivise recueille l’avis d’experts de terrain et les témoignages de plusieurs milliers d’adultes victimes d’inceste au cours de leur enfance. Elle clôturera ses travaux et livrera ses conclusions fin 2023. Rencontre avec Nathalie Mathieu, co-présidente de cette commission.

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©DR Nathalie Mathieu

Nathalie Mathieu, directrice générale de l’association Docteurs Bru, co-préside la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise), première instance officielle à s’emparer de ce sujet délicat et douloureux.

Comment est née l’idée de la Ciivise et de quelle façon travaille-t-elle ?

Nathalie Mathieu : Adrien Taquet, le précédent secrétaire d’État chargé de la protection de l’enfance, avait souhaité créer une commission sur le modèle de la commission Sauvé. Contrairement à cette dernière, qui a travaillé sur les abus sexuels dans l’Église, la Ciivise n’enquête pas mais recueille des témoignages de victimes, mais aussi d’experts, de manière à établir un état des lieux, puis à formuler des propositions. La prise de conscience de l’étendue du phénomène et le retentissement médiatique causés par la sortie du livre de Camille Kouchner, La familia grande (Seuil), ont décidé Emmanuel Macron à relancer cette commission. Constituée d’acteurs de terrain, de magistrats, de psychologues, de policiers… elle est en place depuis mars 2021 et rendra les conclusions de ses travaux fin 2023.

Comment procédez-vous pour recueillir les témoignages de victimes d’inceste ?

N.M. : Le recueil de témoignages se fait via la plateforme téléphonique, par l’envoi d’un e-mail ou d’un courrier*. Nous recevons également des victimes qui souhaitent être auditionnées individuellement. Enfin, la commission organise des rencontres dans différentes villes de France, où les gens témoignent publiquement. Nous n’avions pas d’idée préconçue sur la façon dont ces réunions publiques allaient se dérouler mais nous pensions qu’il était important d’aller à la rencontre des personnes. Cela permet en outre d’effectuer un travail pédagogique, d’expliquer qui nous sommes, comment nous travaillons, quels sont nos objectifs… Dès la première rencontre à Nantes, ceux qui s’étaient inscrits pour y assister ont pris la parole pour témoigner en direct devant toute l’assistance. Et finalement, de réunion publique en réunion publique, c’est toujours le même mode opératoire. On introduit très rapidement, puis le micro circule de main en main et les gens livrent leur témoignage. Bien que notre travail de recueil de témoignages ne concerne que les adultes, il y a aussi très souvent des mères qui viennent pour témoigner de leur impossibilité à protéger leur enfant.

Quelles suites la commission donne-t-elle à ces rencontres et de quelle façon peut-elle venir en aide aux victimes qui se sont exprimées à cette occasion ?

N.M. : L’association France victimes est conviée à chacune de ces réunions publiques. Elle assure, sur chaque territoire, à la fois des consultations psychologiques, juridiques et sociales. Il y a aussi très souvent dans le public des militants d’associations qui peuvent apporter, à l’issue de la réunion, des renseignements, des précisions, un soutien ou un accompagnement.

Le public a été choqué d’apprendre à quel point l’inceste était répandu dans cette société. On parle d’un enfant sur dix qui serait victime de violences sexuelles ou d’inceste.

N.M. : Si les victimes se sont souvent exprimées, elles n’ont souvent pas été entendues. Face à quelque chose d’impensable, la société est très bien organisée pour recouvrir systématiquement ces faits d’une chape de silence. On peut revoir sur YouTube l’émission des Dossiers de l’écran de 1986 consacrée à l’inceste. Eva Thomas y raconte pour la première fois à la télévision le viol qu’elle a subi par son père. Sur le plateau, tout le monde est atterré, déclare que l’on ne peut plus faire comme si cela n’existait pas, qu’il y aura un avant et un après… C’était au milieu des années 80, nous sommes en 2022, et pas grand-chose n’a changé. À chaque fois qu’il y a un film, comme Les chatouilles, un livre, comme ceux de Christine Angot, l’émotion monte, puis le silence retombe. Aujourd’hui, on utilise beaucoup l’expression « libérer la parole », mais je pense que les mouvements tels que #metoo ont plutôt libéré les oreilles. Peut-être que la société est un peu plus prête à entendre ces vérités-là.

Si les gens se taisent, n’est-ce pas parce qu’ils craignent de dénoncer à tort, voire d’être poursuivis pour calomnie ?

N.M. : Pourquoi est-ce qu’ils ne craindraient pas de laisser un enfant se faire violer tous les soirs ? Je comprends le souci moral de se dire je ne veux pas détruire une famille, j’accuse peut-être à tort, d’autant plus que la personne qui agresse un enfant, c’est Monsieur Tout-le-monde et parfois même quelqu’un, comme on le voit dans le livre de Camille Kouchner, de très à l’aise en société, très apprécié dans sa vie familiale et professionnelle.

Quels conseils peut-on donner à ceux qui soupçonnent dans leur famille, chez des amis ou ailleurs, ce genre de problème ? Quelle est la voie à suivre pour le dénoncer ?

N.M. : On peut téléphoner au 119 (service national d’accueil téléphonique pour l’enfance en danger) ou transmettre une information préoccupante à la Cellule de recueil des informations préoccupantes (Crip) de son département. En cas de révélations de l’enfant, il faut agir et soit se rendre au commissariat (ou à la gendarmerie) pour signaler des faits, ou encore écrire au procureur de la République. Dans tous les cas, il est important de détailler les éléments sur lesquels se fondent les soupçons, de décrire ce que l’on a observé, entendu, les signes que l’enfant montre de son malaise, de ses difficultés. Les enseignants, notamment, sont bien placés pour observer l’enfant en dehors de son cercle familial. Il y a cependant un gros problème de formation des professionnels, des enseignants mais aussi du corps médical, des travailleurs sociaux, des policiers, des magistrats…

Quels axes de prévention la Ciivise a-t-elle définis ?

N.M. : Il faut intervenir en amont auprès des jeunes parents, des autres adultes, des adolescents, des enfants, même si ce n’est pas à l’enfant de s’autoprotéger. Tout adulte doit être un adulte protecteur. Nous côtoyons tous des enfants et nous devons tous être vigilants à ce qui se passe autour de nous. Ce n’est pas uniquement l’affaire des professionnels. Des associations, dont certaines font d’ailleurs partie de notre commission, comme Le colosse aux pieds d’argile, interviennent dans les écoles pour faire de la prévention. Il existe également des livres spécialisés pour aborder le sujet : La princesse sans bouche, par exemple, aux éditions Bayard, ou encore Le loup, de Mai Lan Chapiron, des éditions La Martinière. La difficulté, c’est surtout le repérage, car il s’agit de violences intrafamiliales. L’agresseur exerce une pression pour réduire tout le monde au silence. Celui qui va parler, c’est celui qui va trouver suffisamment de courage pour transgresser cet interdit de parler. Il faut donc savoir repérer les enfants ou les adolescents qui vont mal. Les conduites addictives, les fugues, les conduites à risque sont très souvent le signe d’un malaise. Une chute des résultats scolaires peut aussi être un indicateur.

Pensez-vous que les préconisations que donnera la Ciivise seront suivies par le gouvernement ?

N.M. : Il y a toujours un écart entre ce que propose une commission et la réalité. À nous de rester vigilants. À la société civile de rester vigilante. #metoo a permis une prise de conscience, il faut maintenant que les réseaux sociaux prennent le relais et fassent en sorte qu’un maximum de nos préconisations se réalisent. C’est une chose de savoir que l’inceste existe, qu’il est plus répandu qu’on ne le croit et qu’il représente un énorme traumatisme, mais il y a un écart important entre ce que l’on sait d’une façon théorique et la réalité. C’est en écoutant les victimes que l’on mesure vraiment l’impact du stress post-traumatique sur leur vie : échecs successifs, absence de confiance en soi, problèmes relationnels, incapacité à se concentrer, à apprendre, à supporter une vie sociale et professionnelle… Cinquante ou soixante-dix ans après avoir subi ces agressions, les personnes pleurent encore ou montrent de l’émotion lorsqu’elles évoquent leur parcours de vie. Elles devraient d’ailleurs bénéficier d’un meilleur suivi médical et de soins spécialisés en psycho-traumatisme.

Ciivise, 14, avenue Duquesne, 75007 Paris; tél. 0 805 802 804 ; e-mail : temoignages@ciivise.fr

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