« L’économie sociale et solidaire est l’économie du monde de demain »

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Par Alexandra Luthereau

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© ALAIN BUJAK

La crise sanitaire, sociale et économique liée à la Covid a révélé les limites de nos sociétés. Depuis, de nombreuses voix s’élèvent pour la construction d’un monde plus local, durable et solidaire. Un chantier sur lequel Jérome Saddier, le président d’ESS France, travaille avec le lancement prochain d’une plateforme de consultation collective. Entretien.

Jérôme Saddier vient d’être réélu à la présidence d’ESS France, la chambre française de l’économie sociale et solidaire. Il est également président de l’Avise (Agence d’ingénierie pour développer l’économie sociale et solidaire) et vice-président délégué du Crédit coopératif. Il a dirigé différents groupes de protection sociale et mutuelles durant près de quinze ans. Pour lui, l’économie sociale et solidaire, en première ligne dans le maintien de la cohésion sociale, devrait jouer un rôle prépondérant dans le monde à venir. Tant dans le domaine du rapport au travail, que dans la relocalisation de la production de certains secteurs ou encore dans l’appropriation des grands enjeux de société, comme l’économie de plateforme ou la protection des données. La condition ? Que cette économie se « repolitise » autour d’une vision commune du monde dans lequel elle évolue et qu’elle réapprenne à faire des choses plus grandes qu’elle

Que représente l’économie sociale et solidaire (ESS) en France ?

Jérôme Saddier : En additionnant le poids des mutuelles santé et d’assurance, les coopératives, les associations avec une activité économique, les fondations et les entrepreneurs sociaux, l’ESS représente environ 13 % des emplois du secteur privé. Mais il s’agit d’activités très différentes. De manière approximative, on estime que l’ESS pèse 10 % du PIB. Je ne pense pas que la notion de PIB soit la plus significative, puisqu’elle néglige les interactions et la valeur créées par les personnes, fondamentales dans une économie sociale et solidaire. Plus concrètement, l’ESS couvre beaucoup d’activités du quotidien : opticiens mutualistes, grandes enseignes alimentaires, coopératives agricoles et d’artisans, tourisme solidaire, mais aussi banques coopératives, mutuelles de santé, SCOP (société coopérative de production, ndlr), entreprises d’insertion, clubs de sports ou de théâtre…

L’économie sociale et solidaire est mal connue des citoyens et des pouvoirs publics. En tant que président d’ESS France, quelle est votre ambition ?

J.S. : Il faut déjà savoir pourquoi l’ESS est mal connue. D’abord, il y a une raison positive : la rançon du succès. Les mutuelles de santé sont devenues un nom commun, on en oublie malheureusement qu’elles font partie de cette économie. Ensuite, la plupart des acteurs engagés dans l’ESS ne le revendiquent pas en permanence. Ils parlent plus facilement de leur activité que de l’originalité de leur modèle ou de la valeur créée, différente de celle des autres entreprises. De plus, politiquement, nous sommes faibles. Les acteurs de l’ESS ne sont pas unis sur un certain nombre d’enjeux… contrairement à d’autres organisations d’employeurs concurrentes ou aux think tanks (groupe de réflexion, ndlr), par exemple. Nous consacrons également trop peu d’énergies et de moyens à nos intérêts communs pour pouvoir être considérés à notre juste place.

« L’ESS en première ligne pendant la crise sanitaire »

Au regard de l’économie sociale et solidaire, quelles sont les principales leçons à tirer de la crise sanitaire, sociale et économique liées à la Covid ?

J.S. : L’ESS a été une actrice majeure du maintien de la cohésion sociale. Elle était en première ligne pendant la crise sanitaire, avec les hôpitaux privés non lucratifs, les professionnels du lien social, de l’accompagnement des personnes isolées et du soin à domicile. Et également en deuxième ligne avec les banques coopératives, la grande distribution coopérative ou les coopératives agricoles. Par conséquent, nous ne pouvons pas nous comporter ou être considérés comme des alternatives symboliques mais marginales. Je pense que l’ESS est l’économie de demain ou du moins elle doit influer celle de demain.

La crise a également montré que nous avons besoin d’un modèle économique, qui certes ne peut pas faire l’impasse sur la mondialisation des échanges, mais qui ne doit pas nous conduire à des situations de dépendance. Les pénuries de masques et de paracétamol l’ont bien démontré. Dans le monde d’après, sans fermer les frontières, il faut que nous retrouvions une part de souveraineté économique dans certains secteurs. Et j’espère que l’ESS y jouera un rôle.

Même en matière de relocalisation industrielle ?
J.S.
 : J’ai coécrit une tribune pour proposer la création d’un réseau de sociétés coopératives d’intérêt collectif pour produire des médicaments. Dans cette industrie, la recherche et développement ainsi que la communication coûtent cher, pas la production. En se concentrant sur la production de molécules du domaine public, cette industrie est accessible à des acteurs non lucratifs. Je pense que les mutuelles de santé devraient se saisir de cette question. Cela représente un enjeu stratégique pour ces structures et pour l’ESS de façon générale.

« L’ESS doit se donner les moyens de faire plus grand »

L’économie sociale et solidaire devrait-elle avoir un rôle macroéconomique plus important ?
J.S.
 : Notre force repose sur des structures économiques ancrées dans les territoires, proches des réalités locales. Néanmoins, l’ESS doit voir plus large et parfois se donner les moyens de faire plus grand. Ce qui suppose notamment d’aborder les grands enjeux de société, comme la protection des données ou l’économie de plateforme. On se doit d’aller concurrencer les Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, ndlr) sur ces terrains-là. Par exemple, les mutuelles de santé, à partir des données de leurs millions d’adhérents parfois, pourraient très bien travailler sur le développement de services utiles aux citoyens en matière de santé. Tout en assurant une collecte et une utilisation de ces données à la fois éthiques et hautement sécurisées, dédiées collectivement dans le cadre des statuts démocratiques de nos entreprises.

C’est justement le sens de votre tribune « Pour que les jours d’après soient les jours heureux », où vous appelez l’économie sociale et solidaire à prendre davantage part au débat public.

J.S. : Cette tribune est née en réaction à la publication de nombreuses autres qui laissaient entendre que forcément le monde d’après serait différent. J’ai trouvé cela naïf parce que les forces qui ont rendu cette situation possible sont tout sauf remises en cause, encore moins affaiblies. Si nous voulons que le monde d’après soit différent — si tant est qu’il y ait vraiment un monde d’après —, il faut s’en donner les moyens. Pour que l’ESS y prenne part, elle doit se « repolitiser ». Il ne s’agit pas de la rendre partisane, mais de porter une vision commune de la société, voire du monde.

Quelle suite allez-vous donner à cette tribune ?

J.S. : Ce texte a suscité de nombreuses réactions, notamment sur les réseaux sociaux, avec des offres de contributions à une réflexion collective en vue de « réveiller l’économie sociale et solidaire ». Nous allons donc lancer un dispositif pour élaborer de manière collective cette « déclaration politique » de l’ESS d’ici la fin de l’année prochaine. Nous souhaitons qu’elle contribue au plaidoyer politique pour les prochaines échéances électorales : les régionales et la présidentielle.

« La recherche d’un travail qui a du sens »

Selon vous, comment l’économie sociale et solidaire peut-elle contribuer à la construction du monde d’après, notamment en ce qui concerne le travail ?

J.S. : Aujourd’hui, une immense majorité de jeunes déclarent préférer travailler dans l’ESS, quitte à gagner moins. Cela illustre sans doute une tendance à la recherche d’un travail qui a du sens. Par ailleurs, la crise conduit la société à réfléchir à la réinvention du collectif de travail ou de l’entreprise. Des sujets sur lesquels les entreprises de l’ESS doivent être en première ligne. Pas seulement à propos du télétravail, mais aussi concernant l’organisation du travail et le rapport au travail, en prenant en compte les aspirations et les nécessités de chacune des parties prenantes.

Le plan de relance économique annoncé à la rentrée prend en compte l’économie sociale et solidaire. Selon vous, est-il suffisant ?

J.S. : Cette année, la crise touche l’économie réelle et non la finance qui, elle, se porte bien. Contrairement à la crise financière de 2008, face à laquelle l’ESS s’est montrée résiliente, cette fois-ci, les structures de l’ESS vont être au moins autant touchées que les autres. Certes, les plans de relance sectoriels vont bénéficier à l’économie sociale et solidaire. Comme le tourisme social par exemple. Mais est-ce suffisant ? Ça ne l’est jamais assez. Surtout, le problème est que la plupart des entreprises de l’ESS possèdent de faibles fonds propres, du fait de leur modèle de société à but non lucratif. Cela les rend vulnérables aux périodes d’activité ralentie ou temporairement arrêtée comme celle que l’on a vécue. Il faut donc aussi aider ces entreprises à abonder leurs fonds propres.

« Entreprise à mission : une notion engageante »

En 2019, la loi Pacte a introduit la possibilité pour les entreprises d’intégrer les notions nouvelles de « raison d’être » et de « société à mission ». Cela bénéficie-t-il au développement de l’économie sociale et solidaire ou, au contraire, cela brouille-t-il les pistes ?

J.S. : Notre spécificité tient à notre façon de créer de la valeur. Servir les femmes, les hommes et leurs besoins, sous une forme d’organisation collective qui suppose des mécanismes démocratiques, et ce sans capital ou alors suivant une utilisation raisonnée. Le démontrer peut être plus explicite que l’adoption d’une raison d’être ou de statuts d’entreprise à mission. Par ailleurs, nous n’avons pas nécessairement besoin de qualifier notre raison d’être, puisqu'elle fait déjà partie des principes fondamentaux de nos entreprises et de nos statuts. Et cette notion peut faire office d’artifice de communication pour certaines entreprises. La notion d’entreprise à mission est quant à elle plus engageante et précise, mais je pense que beaucoup d’entreprises sociales et solidaires sont déjà des entreprises à mission qui s’ignorent. Finalement, cette loi nous oblige à réfléchir à nos modèles, pour même les faire vivre et les promouvoir, et c’est tant mieux.

Quand se tiendront les prochains événements de l’économie sociale et solidaire ?

J.S. : Comme tous les ans, le Mois de l’ESS se tiendra en novembre. Les événements sont annoncés sur la plateforme dédiée. Mais il y en aura certainement moins que lors des éditions précédentes, du fait des restrictions sanitaires liées à la Covid. Par ailleurs, nous projetons d’organiser un congrès au second semestre 2021 autour du plaidoyer qui visera à donner une définition politique à l’économie sociale et solidaire, et auquel les citoyens pourront participer grâce à la mise en place prochaine d’une plateforme de consultation.

 

A paraître : l’édition 2020 de « L’atlas commenté de l’économie sociale et solidaire ».

 

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