Jean-Louis Étienne : « La Terre a de la fièvre. C’est une maladie chronique qu’il faudrait soigner en urgence »

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Par Cécile Fratellini

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© ©David Bécus

Il est le premier homme à avoir atteint le Pôle Nord en solitaire en 1986. Pour le docteur Jean-Louis Étienne, les régions polaires n’ont plus de secret ou presque. En attendant sa prochaine expédition prévue dans l’Antarctique en 2023, il nous dit comment il a vu la nature changer au fil des années et quelles seraient les solutions pour lutter contre le réchauffement climatique.

La Terre a pris 1 °C en un siècle. Défenseur de la planète, l’explorateur Jean-Louis Étienne, qui prépare une nouvelle expédition autour de l’Antarctique en 2023, a vu les glaciers fondre au fil des années. Arrêt du charbon, verdissement des villes, agroforesterie notamment sont, pour lui, des solutions pour lutter contre le réchauffement climatique. Il a répondu à nos questions sur l’environnement avant de venir rencontrer le public tarnais, à l’occasion d’une Agora mutualiste organisée à Albi le 30 septembre 2021.

Vous êtes le premier homme à avoir atteint le pôle Nord en solitaire, vous avez multiplié les expéditions. Avez-vous vu justement la nature changer au fil de ces voyages ?

Jean-Louis Étienne : Oui bien sûr que j’ai vu la nature changer dans les régions polaires. Par exemple, j’étais au Pôle Nord en 1986 et je l’ai survolé en ballon en 2010, il y avait d’énormes étendues d’eau libre alors que normalement ce sont des zones encore très gelées en avril. Autre exemple, en Antarctique, un continent que j’ai traversé, cela représente 6 300 km. Les premiers 600 km qui étaient une plateforme de glace flottant sur la mer ont disparu, une partie en 2000 et l’autre en 2002.

« Le charbon émet le double de CO2 que le gaz »

Vous dites souvent que le charbon est l’ennemi numéro un du climat. Réduire sa production est-elle une des solutions contre le réchauffement climatique ?

J-L. E. : C’est la première des solutions qu’il faudrait prendre mais elle est complexe. La majorité des produits manufacturés que l’on achète sont fabriqués en Chine, grand consommateur de charbon. Pour arrêter le charbon, il faut convaincre les banques et les investisseurs d’arrêter de soutenir l’exploitation de ces mines. Le charbon émet le double de CO2 que le gaz pour la même production d’énergie. Donc une des voies de la transition énergétique, c’est le gaz et bien sûr les énergies renouvelables. Mais on ne peut pas envisager de vivre seulement avec les énergies renouvelables. La production est trop faible, intermittente et le stockage de l’électricité dans les batteries est encore limité. L’hydrogène se présente comme une solution d’avenir pour le stockage de l’énergie. Le gaz est un fossile intermédiaire dans la transition énergétique à condition d’être vigilant pour limiter les fuites à l’exploitation.

Une Agora sur l’environnement à Albi le 30 septembre

Le Dr Jean-Louis Étienne participera à l’Agora mutualiste organisée à Albi le 30 septembre à 18 heures sur le thème suivant : Environnement : quel est son impact réel sur la santé ? Doit-on s'en préoccuper ? Comment agir ?

Yannick Joulié et Jérémy Pringault, respectivement directeur adjoint et coordinateur pédagogique du Centre Permanent d'Initiatives pour l'Environnement (CPIE) des Pays Tarnais participeront également à cette conférence.

Vous pouvez participer en présentiel ou en distanciel à cet événement en vous inscrivant sur https://www.agora-mutualiste.fr/home/2058/rencontre/12038

Êtes-vous quand même optimiste ?

J-L. E. : Je suis optimiste pour l’avenir car l’Homme est intelligent, il a conscience de la situation et a l’intelligence des solutions. Solutions qu’il faudrait mettre le plus rapidement possible en œuvre. Mais l’équation est complexe. On ignore notre consommation énergétique. Notre accès à l’énergie est tellement facile que l’on ne s’en rend pas compte. Quand on parle d’économie, on a une unité qui est le dollar ou l’euro, on a une notion de ce que représente un millier, un million, un milliard, on voit à quoi cela correspond. Mais quand on parle d’énergie, peu de personnes ont idée de ce que représente le KWh, mégawatts ou térawattheure. Cela passe donc par la pédagogie et l’information. On voudrait arrêter le nucléaire mais le soleil, le vent, l’hydroélectrique et la biomasse ne suffiront pas.

Un exemple : à Paris, pour faire tourner le RER et le métro il faudrait 400 éoliennes de 2 Méga Watts, la plus commune de nos campagnes, avec un vent constant à 20 km/h. Vous imaginez le métro qui s’arrête faute de vent ? Pour le TGV, les gros travaux, l’industrie lourde, remplacer l’énergie fossile par autre chose va demander du temps. On est loin d’envisager la fin de l’énergie nucléaire. En revanche, il me semble réaliste de pouvoir satisfaire les besoins domestiques avec des renouvelables, pour une population éduquée à la préciosité de l’énergie, qui a bien isolé son habitat… Rappelons juste que la Terre a pris 1 °C en un siècle. Personne ne le perçoit, on ne parle que du temps qu’il fait. La Terre a de la fièvre. C’est une maladie chronique qu’il faut soigner en urgence. Car on est entré dans la phase des complications.

« Le verdissement des villes est devenu indispensable »

Quelles sont, selon vous, les solutions : conserver les forêts ? Remettre du « vert » dans les villes ?

J-L. E. : Le vert, c’est un pigment de chlorophylle. Tout ce qui est vert, qu’il s’agisse des prairies, des forêts, est un élément régulateur du climat car il absorbe le gaz carbonique de l’air pour se nourrir. C’est le principe de la photosynthèse. On a la même chose en mer avec le phytoplancton, des microalgues qui captent le gaz carbonique. Si on veut limiter le réchauffement climatique, il faut réduire considérablement les émissions de CO2 et surtout développer les espaces verts et bien gérer les forêts. En ville, en période de canicule, on ne peut plus marcher sur ces sols goudronnés qui captent la chaleur, même la nuit est infernale. Le verdissement des villes est devenu indispensable. Tout le monde est conscient qu’il faut planter des arbres et arrêter de les couper.

Vous parlez également d’agroforesterie, en quoi cela consiste-t-il ?

J-L. E. : Aujourd’hui, après la moisson les champs de céréales sont de vrais déserts où pas un oiseau ou un lapin ne se risque. L’agroforesterie consiste à planter des rangées d’arbres assez espacées pour que les moissonneuses puissent passer. C’est une solution pour l’avenir car on va vers des périodes de canicule, de sécheresses alternées avec des épisodes de pluies diluviennes. Or, l’arbre a la vertu de fixer l’eau de pluie par ses racines et il maintient un taux d’humidité dans l’air. Mais faire pousser un arbre, ça prend au moins 25 ou 30 ans. L’agroforesterie existe en Afrique, et en France notamment dans le Gers, à titre expérimental.

« Il y a une interdépendance totale entre les espèces »

Vous dites que « la nature est la plus grande mutuelle du monde où toutes les espèces ont la vie en commun ». Pouvez-vous l’expliquer ?

J-L. E. : Dans la nature il y a une interdépendance totale entre les espèces, chacun cotise de son mode de vie. Un exemple : j’ai fait une expédition sur l'île déserte de Clipperton qui est la plus importante colonie au monde de fous masqué. Un matin, des bateaux de pêche au thon avaient jeté l’ancre sur le récif et, quelques jours après, l’équipe d’ornithologues qui étudiait ces oiseaux nous alerta sur la mortalité croissante des petits. Les balises fixées sur les fous montraient que les parents partaient très loin pêcher et revenaient avec plusieurs journées de retard si bien que les petits affaiblis mourraient de faim. Pourquoi les parents devaient-ils partir si loin chercher la nourriture ? Les fous comme les thons se nourrissent de poissons volants et de calmars. Suite à la pêche intensive de thons, on pouvait imaginer qu’il y aurait beaucoup plus de nourriture disponible pour les fous. Mais pas du tout ; comme le thon chasse en meute, les poissons volants et les calmars leur échappent en remontant vers la surface où les oiseaux peuvent facilement les attraper. Donc s’il n’y a pas de thon pour faire monter ces proies à la surface, les oiseaux n’arrivent pas à se nourrir. Une illustration de cette dépendance et de mutualisation entre les espèces. On vit tous interdépendants les uns des autres.

Très proche de la nature, vous avez écrit un livre sur les arbres « Aux arbres citoyens », où vous dites que l’arbre c’est le gîte et le couvert de la biodiversité, c’est-à-dire ?

J-L.E. : À l’origine, on m’a demandé d’écrire un livre sur les cabanes. J’en ai construit dans les bois chez moi dans le Tarn, je les ai dessinées et j’ai participé à la construction. J’adore le bois, je le travaille depuis tout petit, c’est un matériau tendre. J’ai commencé à écrire sur le bois et finalement je me suis dit qu’il fallait écrire sur l’arbre. Je suis alors entré dans la vie de l’arbre. Sa vie commence par les racines où il va puiser l’eau et les sels minéraux et fait monter la sève jusqu’aux plus hautes feuilles. Un arbre transpire. Par exemple, un chêne de 50 ans, au moment de la feuillaison transpire 200 litres par jour. On voit qu’il a un rôle sur l’hygrométrie de l’écosystème. L’arbre est le gîte et le couvert de la biodiversité pour les oiseaux qui nichent, des insectes et des micro-organismes s’y développent et peuvent réguler les ravageurs.

Une expédition de 3 ans dans l’océan Austral à partir de 2023

Vous préparez depuis plusieurs années déjà une mission autour de l’Antarctique à bord du Polar Pod, un navire vertical sans moteur, prévu pour 2023. Quel est l’objectif ?

J-L. E. : Nous allons étudier l’océan Austral qui entoure l’Antarctique. C’est une zone très ventée avec de grosses vagues, on parle des cinquantièmes hurlants. Loin et difficile d’accès, les missions y sont rares et se font essentiellement l’été, de décembre à février. Il fallait trouver un type de vaisseau permettant à une équipe de chercheurs de séjourner dans des conditions de sécurité sur cet océan. Nous avons conçu le Polar Pod, une plateforme océanographique autonome entraînée par le courant circumpolaire et équipée de 6 éoliennes pour fournir l’électricité.

L’océan Austral est le principal puits de carbone océanique de la planète car le CO2 se dissout beaucoup plus dans les eaux froides. C’est un régulateur du climat dont nous allons mesurer la capacité à absorber le CO2. Sans moteur le Polar Pod et un navire silencieux et avec des hydrophones, des micros sous l’eau, nous allons faire un inventaire de la biodiversité par acoustique car on connaît la signature sonore de toutes les espèces. Le départ est prévu fin 2023 pour trois ans avec des relèves d’équipage tous les deux mois en mer par un navire ravitailleur. J’irai au départ et de temps en temps. Je suis un entrepreneur d’expédition lointaine avec tous les aspects d’une entreprise : gestion du personnel, juridiques, financiers, technologiques, scientifiques. Tout ça à mener de front, c’est passionnant, c’est très Jules Verne.

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