La crise sanitaire et économique : « une alerte extraordinaire pour changer », selon Dominique Méda

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Par Propos recueillis par Patricia Guipponi

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Pour la sociologue, les conséquences du coronavirus doivent nous pousser à redéfinir nos priorités, nous interroger sur l’utilité et la reconnaissance sociales. Et nous préparer à d’autres bouleversements d’ampleur : ceux consécutifs aux crises climatiques inévitables.

Dominique Méda* est professeure de sociologie à l’Université Paris-Dauphine et directrice de l’Institut de recherche interdisciplinaires en sciences sociales (IRISSO).

* Elle est l’auteure, avec Éric Heyer et Pascal Lokiec, d’Une autre voie est possible (éditions Flammarion, 2018).

Que montre cette crise du Covid-19, loin d’être réglée ?

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Dominique Méda – crédit photo : DR

Dominique Méda : Elle révèle et exacerbe les inégalités déjà existantes. Les plus pauvres sont frappés par le Covid-19. On ne possède pas de données pour affirmer que les personnes décédées, ou en réanimation, sont en majorité les plus modestes. Mais on sait que la comorbidité*, qui accompagne la mortalité, est plus répandue dans ces populations car leurs conditions de vie sont difficiles.

Par ailleurs, ces populations sont touchées car elles sont en première ligne face à la pandémie. Elles sont obligées de travailler pour maintenir leur revenu. Elles nous rendent les services essentiels alors que leur rémunération est dérisoire. La plupart des aides-soignants, caissiers, auxiliaires de vie, éboueurs, livreurs gagnent autour de 1 200 € nets par mois.

Ces métiers sont souvent exercés à temps partiel, sous-rémunérés chroniquement car ce sont des femmes qui les occupent. Car pour ces emplois peu qualifiés, les compétences féminines sont considérées comme naturelles et ne sont donc pas rétribuées comme il le faudrait.

* Les facteurs de comorbidité liés au coronavirus sont les insuffisances rénale et cardiaque, l’hypertension artérielle ou d’autres antécédents cardiovasculaires, le diabète, l’obésité…

Comment reconsidérer durablement ces métiers en première ligne ?

D.M. : Les conditions de vie, de rémunération et de travail de ces personnes doivent être améliorées. On peut s’attendre à ce que nos dirigeants disent que les caisses de l’État sont vides et à ce que les employeurs ne puissent consentir à des augmentations de salaires. Or, une redistribution du revenu national s’impose pour organiser la reconnaissance que nous devons à nos soignants et à ces métiers en première ligne.

La valeur travail est-elle à redéfinir ?

D.M. : Les Français accordent de l’importance à leur travail. C’est sans doute d’autant plus fort depuis que certains en sont privés. Nous devons revaloriser les plus bas salaires, limiter les rémunérations exorbitantes des professions qui ne semblent pas très utiles à la société, à la population.

Si nous n’arrivons pas à imposer des dispositifs d’autolimitation pour les hauts salaires, nous devrons recourir à la fiscalité avec le retour de l’impôt sur les grandes fortunes, tant les patrimoines sont répartis de façon inégalitaire. Et instituer de nouvelles tranches d’impositions de manière à resserrer la hiérarchie des revenus.

Étions-nous prêts face au Covid-19 ?

D.M. : Nos sociétés ne sont pas préparées à ce type de choc. Nous n’avons pas les dispositifs nécessaires - masques, gants, gel hydroalcoolique - pour poursuivre nos activités. Nous avons délocalisé une grande partie de notre production. Cette crise est un coup de semonce, une alerte extraordinaire qui nous montre combien nous devons changer.

Dans le passé, de grandes épidémies ont fait des millions de morts. Aujourd’hui, on parle de guerre au sens métaphorique et c’est intéressant car seules les guerres ont pu faire trembler les sociétés sur leurs bases d’une manière totale.

Notre désorganisation est mise en évidence et montre combien nous risquons d’être encore plus désorganisés lorsque les crises climatiques nous frapperont. Ces dernières, déjà amorcées, pourraient ébranler les sociétés dans leurs fondations plus encore que le Covid-19. Elles seront terribles, accompagnées d’incendies, de cyclones, de sécheresses qui détruiront nos capacités productives, nos infrastructures et nos réseaux d’énergie et de communication. Nous devons absolument organiser nos sociétés pour reculer leur irruption et s’y préparer.

L’Homme peut-il reprendre sa vie d’avant ?

D.M. : Nous aurons beau changer individuellement si nos institutions ne changent pas, si nos conventions, les indicateurs qui guident nos actions ne sont pas sérieusement transformés, cela ne servira à rien. Notre système doit être profondément remanié : il nous faut rompre avec l’actuelle division internationale du travail, la libéralisation totale des capitaux, la dictature des fonds d’investissement qui mettent les entreprises sous pression.

Il nous faut relocaliser notre production, adopter des pratiques de sobriété, produire et consommer durable. Mais beaucoup, dont de puissants lobbys, ont tout à perdre face à un changement. Ils y résisteront.

Quelles orientations devons-nous prendre à l’avenir ?

D.M. : Nous devons nous mobiliser collectivement pour promouvoir les changements nécessaires. Ils n’adviendront pas tout seuls. Nos sociétés doivent s’engager dans une véritable reconversion écologique, et non une simple transition énergétique. Cette révolution ne se construira que sur un nouveau rapport entre l’humain et la nature. Il faut changer nos conventions et nos indicateurs, rompre avec la dictature de la croissance et du produit intérieur brut.

Le philosophe Aldo Léopold expliquait dans les années cinquante* que nous devions de toute urgence adopter une relation d’amour et de respect entre la nature et l’Homme au lieu d’un rapport de conquête. Le philosophe Hans Jonas a fait la même proposition en 1979 en prônant une « éthique de la terre ». C’est-à-dire de nouvelles règles organisant les rapports entre humains et nature. Il s’agit de substituer au paradigme** de l’exploitation, celui du « prendre soin ». Cela devrait devenir un nouveau mot d’ordre.

* Almanach d'un comté des sables d’Aldo Léopold (éditions Flammarion).
** Par paradigme, on entend une représentation du monde, une manière de voir les choses.

Par Propos recueillis par Patricia Guipponi

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