Majdouline Sbai : plaidoyer pour une mode responsable

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Par Natacha Czerwinski

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Dans son ouvrage <em>Une mode éthique est-elle possible ?</em> Madjouline Sbai, sociologue spécialisée en environnement, décrypte les méfaits de la « fast fashion », autrement dit cette tendance au renouvellement ultrarapide des collections qui crée une course effrénée à l’achat de vêtements. Elle propose aussi des pistes pour inventer d’autres modèles.

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Des boutiques qui croulent sous les produits à petits prix, des publicités qui vantent sans cesse les mérites de nouvelles collections et des placards qui débordent de vêtements. Depuis les années 1990, la « fast fashion » (ou « mode éphémère ») est devenue le modèle dominant de l’industrie de l’habillement. Mais, en coulisses, ce mode de consommation intensif provoque des dégâts sociaux et environnementaux colossaux.

Majdouline Sbai, sociologue spécialisée en environnement et créatrice du Forum de la mode circulaire, a enquêté sur l’envers de ce système. Dans son ouvrage Une mode éthique est-elle possible ?*, elle présente aussi les initiatives et solutions pour sortir de l’impasse. Car la prise de conscience est déjà en marche…

* Cet ouvrage, paru aux éditions Rue de l’échiquier, a obtenu le prix 2019 du livre sur l’économie sociale et solidaire, dans la catégorie « témoignages ».

Pourquoi vous êtes-vous intéressée à la thématique de la mode et à ses impacts sociaux et environnementaux ?

Majdouline Sbai : Je me suis plongée dans l’univers de la mode et ses coulisses car j’ai grandi à Roubaix, qui était la capitale mondiale du négoce de la laine au XIXe siècle et au début du XXe siècle. C’est une ville-champignon qui s’est totalement construite autour de l’industrie manufacturière textile. Dans les années 1970-1980, après la crise pétrolière et avec le processus de délocalisation des entreprises, ce territoire a beaucoup souffert de pertes d’emploi très massives. J’ai baigné dans cet environnement et j’ai eu envie de comprendre comment nous en étions arrivés là.

En 2013, j’ai aussi eu un moment de basculement lors de l’effondrement de l’usine du Rana Plaza, au Bangladesh, qui a fait 1 200 morts. J’ai senti que cet événement et l’histoire de mon territoire étaient les revers d’une même médaille et qu’il fallait creuser le sujet.

En enquêtant sur l’univers de la mode, vous avez notamment découvert que cette industrie est la deuxième plus polluante au monde, devant les transports aérien et maritime réunis. Pourquoi génère-t-elle autant de dégâts ?

M.S. : Si l’industrie de la mode est aussi néfaste pour l’environnement c’est, d’une part, parce que le volume de vêtements fabriqués dans le monde est considérable. Entre 2000 et 2018, cette production a triplé, pour atteindre 140 milliards de pièces par an. Et cette courbe exponentielle continue d’augmenter ! De la culture de la matière première jusqu’au produit fini, il faut énormément d’étapes pour créer un vêtement. Forcément, plus vous démultipliez les étapes, plus vous démultipliez les impacts… Prenez le coton : sa culture absorbe à elle seule 25 % des insecticides et 10 % des herbicides sur le marché.

D’autre part, la chaîne de production textile a été rationalisée à outrance. Les systèmes mis au point sont très complexes et se doivent d’être tellement rapides et tellement peu coûteux qu’ils ne peuvent se soucier ni du travailleur, ni de l’environnement… La grande majorité des produits sont ainsi conçus dans des pays qui disposent de contrôles réglementaires limités. Il est par exemple fréquent que les eaux usées issues des teintures finissent dans les cours d’eau locaux. Outre les conséquences sanitaires pour les habitants qui, en aval, utilisent cette eau pour leur consommation ou leurs cultures, ces pollutions asphyxient également les milieux aquatiques.

Sans compter la question de l’éloignement entre le lieu de fabrication et celui de consommation : on estime qu’un jean et ses composants parcourent en moyenne 65 000 kilomètres, soit 1,5 fois le tour de la Terre. C’est énorme !

Cette distance favorise aussi la déconnexion entre les clients et la réalité des conditions de fabrication de ce qu’ils consomment…

M.S. : Oui, pour les acheteurs, il est très difficile de se rendre compte des conditions de fabrication des vêtements et de se figurer tout ce qui s’est passé avant de les voir pendus sur des cintres dans les magasins. Même dans le milieu professionnel de la mode, la question des matières premières et des savoir-faire est devenue secondaire par rapport à la question de l’image de marque et de la stratégie marketing…

Quand vous êtes un chef cuisinier, vous voulez savoir où et comment vos carottes ont poussé ! De la même manière, quand vous créez un vêtement, vous devez vous intéresser à la provenance de la fibre et à la façon dont elle a été traitée. C’est la première étape de transition vers une mode éthique, autrement dit celle qui contribue à préserver le vivant pour les générations futures.

Justement, comment rendre la mode plus responsable ?

M.S. : Pour tendre vers une mode éthique, les professionnels doivent d’abord changer leur fonctionnement et adopter un modèle économique en boucle fermée. Je défends une mode circulaire où rien ne se perd, tout se transforme. L’idée est bien sûr d’avoir une traçabilité sur l’ensemble de la chaîne et de se soucier, à chaque étape, de limiter au maximum les impacts sociaux et environnementaux. Mais il faut aussi réfléchir à mieux gérer l’existant et à réinjecter tout ce qui n’est pas utilisé dans le circuit.

Il va également falloir faire moins, mais mieux. L’obsolescence des tendances et les offres commerciales permanentes ont eu pour conséquence de dévaloriser complètement le vêtement aux yeux des gens. Mais on ne peut plus continuer à vendre un habit au prix d’un sandwich, surtout si on veut soutenir des matières et des procédés plus qualitatifs.

L’heure est aussi à la créativité, dites-vous…

M.S. : La mode écologique peut apparaître pour certains comme une contrainte. Mais je pense au contraire qu’elle constitue une fantastique opportunité artistique et économique. Accepter les limites planétaires c’est aussi chercher de nouveaux espaces d’innovations et c’est beaucoup plus drôle ! Utiliser des bâches publicitaires pour faire des sacs, se servir d’épluchures de fruits ou de légumes pour créer des fibres textiles… Tout cela existe déjà et mériterait d’être généralisé. Car la mode peut aussi contribuer à réparer la planète.

Les marques sont aussi là pour accompagner les nouveaux modes de vie et de déplacement. Puisque nous devons prendre davantage notre vélo, inventez-nous des robes « bike friendly » qui nous permettent de pédaler sans que tout le monde sache quelle est la couleur de nos sous-vêtements !

Enfin, je pense que les industriels doivent se dire que leur but ne doit plus être uniquement de vendre des habits, mais d’habiller les gens. Et là encore, tout est possible : proposer des systèmes de location – c’est déjà ce que fait une enseigne de chaussures de la grande distribution – organiser des ateliers de réparation et/ou de transformation, créer des corners de seconde main de sa propre marque…

Les pouvoirs publics ont-ils aussi une responsabilité dans cette transition ?

M.S. : Oui, bien sûr, c’est aussi aux législateurs d’agir, d’autant que la France a un rôle d’influence au niveau mondial sur la mode. Deux dispositions importantes devraient bientôt être intégrées dans la loi : l’affichage environnemental – comme pour l’électroménager, les consommateurs devraient disposer d’informations sur l’impact écologique du vêtement qu’ils achètent – et l’interdiction de destruction des invendus.

L’industrie de la mode commence enfin à être considérée comme un sujet politique et je trouve cela très positif.

Comment peut-on agir au quotidien pour soutenir une mode éthique ?

M.S. : En tant que consommateur, la première chose à faire pour défendre une autre approche de la mode, c’est de regarder dans son placard et de se demander : qu’est-ce que j’ai, qu’est-ce que j’aime, qu’est-ce qui me met en valeur et de quoi j’ai vraiment besoin ? Être responsable de ses comportements d’achat évite le gaspillage vestimentaire – 30 % de nos achats ne sont jamais portés. Si on choisit bien un vêtement, on le gardera longtemps et on le mettra souvent. S’il est de bonne qualité, il pourra également avoir plusieurs vies.

En magasin, je conseille de privilégier les marques de mode responsables qui sont capables de dire d’où vient un produit et comment il a été réalisé. Pensez à bien regarder l’étiquette et la composition. L’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME) propose d’ailleurs sur son site un guide gratuit, baptisé « Le revers de mon look », qui permet d’y voir plus clair dans les labels et les matières.

Iriez-vous jusqu’à recommander de boycotter les enseignes emblématiques de la « fast fashion » ?

M.S. : Non, je ne pense pas que le boycott soit la solution, car dresser une liste noire est impossible. Peut-on dire d’une marque qu’elle fait tout mal et d’une autre qu’elle fait tout bien ? Si nous voulons un changement rapide, il faut que tout le monde soit impliqué.

Ces très grandes entreprises ont des moyens financiers, des savoir-faire, une capacité à faire émerger des innovations qui peuvent être utilisés dans un meilleur but. Il faut réorienter le bateau, pas forcément le faire couler, tout en étant radical dans ses objectifs. Car la planète ne peut pas se contenter de demi-mesure.

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