Alexandra Brijatoff : « On ne peut pas rire du cancer, mais on peut mettre de l’humour dans l’épreuve et dans la maladie »

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Par Hélia Chadeffaud

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Parler du cancer avec humour et décalage. C’est le parti pris d’Alexandra Brijatoff et de Camille Hoppenot dans leur album « J’peux pas, j’ai chimio ». Leur bande dessinée donne des clés de compréhension au malade, à ses proches et aux soignants. Elles sont lauréates du Prix Solidarité 2019. Rencontre.

Comment est née l’idée de ce projet et à qui s’adresse ce livre ?

Alexandra Brijatoff : Quand j’ai fait ma première bande dessinée « 40 ans ce n’est pas vieux pour un arbre », mon père a été atteint d’un cancer du poumon. Il a été malade pendant 3 ans. Selon lui, il y avait quelque chose à faire autour du cancer, il fallait lever le tabou le concernant et permettre aux malades et à l’entourage de prendre un peu de recul. Il trouvait les réactions des gens très déstabilisantes. On ne le regardait plus que comme un malade, on lui enlevait son identité. Nous avons donc commencé à travailler un peu ensemble. Puis il nous a quittés, et deux ans après j’ai eu envie de reprendre ce projet et de parler du cancer en général.

C’est un sujet grave, traité avec une bonne dose d’humour. Vous pensez que l’on peut rire du cancer ?

A.B. : Le rire et l’humour, c’est la meilleure arme à notre disposition dans les épreuves. Ça permet de donner de l’espoir, de prendre du recul, de trouver de la force et de ne pas s’enfoncer dans la peur… Selon beaucoup de malades que nous avons rencontrés, y compris à la sortie du livre, la seule façon de parler d’un sujet aussi grave et douloureux, c’est le rire.

Nous n’avons pas voulu mettre de côté le fait que c’est une épreuve très difficile. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai souhaité travailler avec quelqu’un qui avait traversé cette épreuve. A travers son expérience, Camille savait de quoi on pouvait rire ou pas. Elle était la seule à pouvoir parler de sujets comme la chimio. Tant qu’on ne l’a pas vécu, on ne peut pas savoir ce que c’est. Sur certaines histoires comme la chimio, Camille était la seule à écrire. Sur d’autres sujets, comme la perte des cheveux, elle me disait qu’on pouvait rire parce que c’est tellement dramatique que faire une blague permet de voir les choses sous un autre angle. On ne va pas rester comme ça à vie, autant le prendre avec humour.

On ne peut pas rire du cancer, mais on peut mettre de l’humour dans l’épreuve et dans la maladie. L’humour est plutôt un formidable outil. Camille et moi pensons qu’accompagner une personne malade avec de l’énergie et de l’humour c’est essentiel pour qu’elle prenne du recul.

Vous avez mené des enquêtes auprès des malades, des soignants et des accompagnants ?

A.B. : Je voulais partir de témoignages de malades qui s’adressent aux malades. Qu’ils se donnent des trucs, des informations les uns aux autres. Et comprendre comment chacun abordait la maladie et arrivait à la combattre. J’ai donc fait une trentaine ou une quarantaine d’interviews, principalement de malades, d’accompagnants aussi, qu’on entend assez peu sur le sujet parce que c’est une place qui n’est pas facile, et d’oncologues (NDLR : cancérologues). Je voulais aussi comprendre le rapport patient-médecin.

Votre livre est écrit à deux voix. Comment avez-vous procédé ?

A.B. : Quand Camille a rejoint le projet, j’avais déjà écrit une trentaine de pages et monté le chemin de fer. Je savais où je voulais aller. Ensuite, ça a été très instinctif et très facile. Il y a des textes que j’ai écrit seule, d’autres qu’elle a écrit seule. Il m’est arrivé de lui proposer une chute, ou elle a parfois repris des textes que j’avais écrit. Sur un sujet comme la chimio, elle écrivait 4 pages et mon travail consistait à raccourcir le texte pour qu’il rentre dans les bulles, qu’elle revérifiait ensuite. C’était vraiment un travail d’équipe !

Nous pensons d’ailleurs en refaire un autre ensemble. C’est assez rare de réussir à avoir une telle souplesse dans un travail à deux, c’est un réel cadeau quand ça se passe comme ça.

La peur est très présente. Y compris la peur de la mort. C’est important d’en parler ?

A.B. : Dans toutes les interviews que j’ai menées, les premiers mots étaient « quand on m’a annoncé que j’avais un cancer, j’ai cru que j’allais mourir ». Je me suis rendu compte que la première image qui vient, même si le cancer se soigne beaucoup mieux, c’est la mort. Cette bande dessinée ne s’adresse pas seulement aux malades. On voulait montrer aux gens, à la famille, aux accompagnants, aux collègues, le choc émotionnel ressenti à l’annonce de la maladie. Cette violence-là est importante. Et la peur est très présente parce qu’on a beaucoup entendu parler des traitements, de la chimio, de tout ça… comme d’une espèce de monstre.

Il y a aussi une très grande peur à l’attente du diagnostic après une biopsie. Et la peur enlève toute énergie, elle amplifie, déforme. Il faut aller vers elle et la dépasser. Quelle que soit la problématique dans la vie en général, la peur est mauvaise conseillère.

L’héroïne donne un nom à son cancer. C’est fréquent, selon vous ? Cela peut aider à dédramatiser ?

A.B. : C’est tiré d’une interview et je trouvais que c’était une très bonne idée. Cela permet de mettre dans le réel ce contre quoi on se bat. Pour le cancer, on ne sait pas très bien. On sait que ce sont des cellules qui ont muté, un problème dans le fonctionnement, mais on n’arrive pas forcément bien à se l’approprier. Dans les retours que nous avons eu ensuite sur les réseaux sociaux, beaucoup de gens nous ont dit avoir donné un nom à leur cancer. Ça permet notamment de lui parler, de l’insulter… Cela peut aussi aider à en parler à son entourage, rendre le combat plus facile.

A la fin de l’ouvrage, vous incluez un bêtisier de phrases entendues, dont certaines sont terribles, à l’image d’une jeune femme chauve à qui son médecin indique qu’elle doit retirer tous ses objets métalliques, y compris ses barrettes…

A.B. : Les témoignages révélaient beaucoup de phrases entendues ou d’attitudes stupéfiantes. Je voulais expliquer aux personnes malades que la maladresse de l’entourage peut être poussée à l’extrême sans spécialement avoir envie de mal faire. On est confronté à une maladresse totale, que ce soit du corps médical, du jugement de quelqu’un dans la rue ou de la personne avec qui on vit. Tous m’ont rapporté ce type de phrases ou de situations. Il faut passer outre cette maladresse qui n’est jamais personnelle ou mal intentionnée.

Avez-vous eu des retours de lecteurs, qu’ils soient malades, soignants ou accompagnants ?

A.B. : Nous en avons eu beaucoup. Pour commencer, j’avais demandé à une dizaine de personnes parmi celles que j’avais interviewées, si elles pouvaient lire le livre avant sa sortie. Leurs retours nous ont permis de réintégrer des choses, d’en enlever d’autres. Nous voulions éviter que certaines histoires puissent déranger. Par la suite, nous avons eu beaucoup de retours, de malades essentiellement. Ils nous remerciaient, nous disaient qu’ils avaient ri et que cela leur avait fait du bien. C’était le but recherché. Nous n’avons eu aucun retour négatif.

Camille, qui gère les réseaux sociaux, a beaucoup d’échanges avec d’autres malades. Il faut qu’il y ait de plus en plus de choses pour accompagner, pour aider et pour montrer aux personnes malades qu’elles ne sont pas seules. Car lorsqu’on apprend qu’on a un cancer et quand on le traverse, on se sent extrêmement seul. Il faudrait que cela puisse devenir une épreuve comme une autre, avec plein de petits moyens de la traverser.

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