Marina Al Rubaee était la voix de ses parents, elle est maintenant celle des aidants

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Par Propos recueillis par Angélique Pineau-Hamaguchi

Temps de lecture estimé 8 minute(s)

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© Céline Nieszawer / Leextra / éditions Fayard

Journaliste, Marina Al Rubaee a grandi avec des parents sourds. Dans son livre, Il était une voix, elle parle de son enfance, de son adolescence, et y raconte son quotidien de jeune aidante. Rencontre avec une femme engagée.

Dans Il était une voix*, Marina Al Rubaee décrit son parcours d'aidante auprès de ses parents, sourds. L'histoire d'une petite fille, aînée d’une fratrie, qui se sent investie d’une mission : celle d’aider ses parents au quotidien, de devenir leur voix. Au point que cela finit par prendre toute la place dans sa vie. Jusqu’à l’épuisement.

Aujourd’hui journaliste pour une collectivité territoriale, Marina Al Rubaee a créé le site Portevoix.co qui ambitionne de donner la parole aux aidants familiaux. Et elle propose aux entreprises des ateliers de sensibilisation à cette question.

* Publié en septembre 2019 (éditions Mazarine, Fayard). Elle est également l’auteure, avec Jean Ruch, du guide Les Aidants familiaux pour les nuls, publié en 2017 (éditions First).

Une double vie gardée secrète

Vous avez commencé à être aidante de vos parents très jeune. Dès 6-7 ans ?

Marina Al Rubaee : Oui, c’était à peu près à cet âge-là. Avant, je ne parlais presque pas. Ma langue maternelle était la langue des signes, donc je n’en voyais pas l’intérêt. Avec l’entrée au CP, il a bien fallu que « j’oralise ». J’ai alors commencé à aider mes parents. Auparavant, ils se débrouillaient comme ils pouvaient. Mais cela leur demandait énormément d’efforts pour faire la moindre démarche.

Avec l’école, j’ai compris que mes parents avaient une différence et que je pouvais leur être utile. Et quand le téléphone est arrivé à la maison, j’en ai pris la responsabilité. Cela s’est fait comme ça, de manière naturelle. Je me suis dit : puisque je peux parler et être leur oreille, je vais faciliter leur quotidien.

Vous aviez alors une véritable double vie, que personne ne soupçonnait à l’école ?

M. A.-R. : Ce n’était pas une volonté de ma part de me cacher. Je sentais bien que je n’avais pas la même vie que mes camarades, mais je ne me posais pas la question de savoir si c’était « normal » ou pas. Je le faisais, c’est tout. À l’école, personne ne s’en rendait compte. Personne ne savait que j’accompagnais mes parents chez le médecin, que c’était moi qui téléphonais pour prendre les rendez-vous, pour effectuer la plupart de leurs démarches administratives…

D’ailleurs, c’est seulement à l’âge adulte que j’ai compris que j’étais aidante, en faisant un reportage sur les aidants. Avant, je n’en avais pas vraiment conscience.

Être aidant : « une raison d’être, une identité »

Vous dites que c’est peut-être la culpabilité (celle d’entendre) qui vous poussait à faire tout cela. C’est quelque chose que l’on retrouve chez beaucoup d’aidants…

M. A.-R. : Cette culpabilité pousse à anticiper les besoins, en permanence. On a la sensation de ne jamais en faire assez, quoi qu’on fasse. On a toujours peur d’oublier quelque chose. J’avais l’impression que tout ce que je faisais ne comblerait jamais le fait que mes parents n’entendaient pas. C’est quelque chose de commun à beaucoup d’aidants. C’est comme si l’on devait réparer quelque chose chez nos proches. Il ne faut pas qu’ils soient malheureux car ils le sont déjà assez…

Et puis cette habitude d’aider, qui était exceptionnelle au départ, s’installe au fil des jours, des semaines, des années. Cela rentre dans notre quotidien, sans qu’on s’en rende compte. Et cela finit par devenir notre raison d’être. Cela fait partie de notre identité en quelque sorte. Quand on l’enlève, on a étrangement l’impression d’un vide. On ne sait plus quels sont nos propres besoins, ce que l’on veut, qui on est en dehors de ce rôle. Surtout quand on est jeune aidant.

Au moins 500 000 jeunes aidants

Ils seraient au moins un demi-million d’enfants, d’adolescents et de jeunes adultes en France à s’occuper d’un proche malade, en situation de handicap ou de perte d’autonomie. Souvent leur frère ou sœur, leur parent ou grand-parent. Une association leur est dédiée, JADE (Jeunes AiDants Ensemble), et leur apporte du soutien.

Jeunes aidants : quel rôle peut jouer l’école ?

On parle assez peu des jeunes aidants. Ils sont peu médiatisés…

M. A.-R. : C’est vrai. Souvent, les jeunes eux-mêmes le taisent car ils veulent être comme les autres. Il y a également la crainte d’être placés. Moi aussi, j’avais très peur qu’en en parlant, on enlève à mes parents la garde de leurs enfants alors qu’ils étaient tout à fait capables d’assumer leur rôle. Mon frère, ma sœur et moi avons eu une très bonne éducation.

On fait au mieux avec cette double vie. Je me souviens qu’au lycée, dès que j’avais une heure de libre dans mon emploi du temps, j’en profitais pour dormir. J’avais des difficultés scolaires mais on ne faisait pas le lien avec ma vie de jeune aidante. De ce point de vue, l’Éducation nationale a un rôle à jouer. Il serait important qu’à l’école on dise aux élèves en début d’année : nous avons un dispositif d’accompagnement et, si vous voulez, on peut vous aider. On peut peut-être alléger votre emploi du temps, les devoirs, mettre en place un tutorat…

Il faudrait que l’enfant ou l’adolescent sente qu’il peut compter sur les adultes, leur faire confiance. Sinon, ils ont l’impression d’être seuls et de ne pouvoir compter que sur eux-mêmes.

Aider ses proches jusqu’à l’épuisement

Votre rôle d’aidante occupait tellement de place que vous avez fini par vous oublier vous-même et par faire une dépression à 18 ans. Pour autant, vous n’avez pas demandé d’aide ?

M. A.-R. : Mon corps m’a signalé à ce moment-là que j’en faisais trop. Mais je n’ai pas lié cette dépression à l’aide que j’apportais à mes parents. C’est bien plus tard, en analysant la situation, que j’ai compris. Souvent, les aidants que je rencontre me disent la même chose : « Je suis capable de surmonter cela tout(e) seul(e). C’est une mauvaise période, ça ne va pas durer, je vais me ressaisir. Je ne vais pas faillir car on a besoin de moi. Je n’en ai pas le droit… »

J’ai tout de même fini par comprendre qu’il fallait que je m’occupe un peu plus de moi, que j’avais aussi pas mal de choses à gérer personnellement. J’ai donc laissé plus de place à mon frère et à ma sœur, eux aussi entendants. Ils ont pu prendre le relais à un moment donné. D’ailleurs, ils ne demandaient que ça.

J’ai aussi accompagné mes parents afin de les rendre plus autonomes, pour qu’ils ne se reposent pas que sur moi. Ma mère m’avait par exemple demandé d’aller avec elle à un rendez-vous pour sa recherche d’emploi et j’ai refusé. J’ai beaucoup culpabilisé. Elle m’en a voulu un peu parce qu’elle n’avait plus l’habitude que je lui dise « non ». Elle s’est débrouillée tant qu’elle a pu et, petit à petit, elle a pris plus d’autonomie.

Parler des aidants dans les entreprises

Vous avez créé le site Portevoix.co en 2019. Dans quel but ?

M. A.-R. : C’est un espace pour parler des aidants que je rencontre afin de faire comprendre leur réalité. Et maintenant que j’ai conscience qu’on est des millions, j’ai envie de sensibiliser les entreprises au fait qu’elles ont sans doute des salariés qui vivent cette situation. Des salariés qui, comme pour les enfants à l’école, n’évoquent jamais leur quotidien.

J’ai envie de me servir de mon expérience pour mettre en place des ateliers ludiques et dédramatisants. Les participants pourraient ainsi s’exprimer s’ils sont concernés et sinon comprendre que ce sont des situations qui peuvent exister dans leur entreprise. L’objectif, c’est de créer des ponts, pour mieux communiquer. J’ai déjà eu des contacts, notamment avec des collectivités territoriales et des associations. Les premiers ateliers devraient démarrer prochainement.

Comment réussir à tout gérer quand on est salarié ?

M. A.-R. : Il suffit parfois d’avoir confiance dans son manager, dans son entreprise, pour oser en parler et trouver des solutions ensemble. Mais la plupart du temps, les aidants font comme ils peuvent : ils s’absentent du bureau pour passer des coups de fil, prennent des jours de congé pour réaliser des démarches. Le risque, c’est que l’on commence à se dire qu’ils sont moins productifs, moins impliqués.

Or, pour ces aidants, le travail est souvent indispensable. Il leur permet de gagner leur vie déjà, et c’est un lien avec l’extérieur. Alors si jamais ils ne peuvent plus travailler ou perdent leur emploi, c’est catastrophique. Paradoxalement, le travail peut même être assimilé à un répit chez certains. Leur rôle d’aidant occupe tellement de place que c’est un moyen pour eux de vivre autre chose, avec d’autres personnes.

Par Propos recueillis par Angélique Pineau-Hamaguchi

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