La solidarité : moteur de notre protection sociale

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Par Angélique Pineau-Hamaguchi

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Les débuts de notre système de protection sociale remontent au XIXe siècle. Un système qui repose encore aujourd’hui sur la solidarité. L’analyse d’Axelle Brodiez-Dolino, historienne et chercheuse au CNRS.

Comment est née la protection sociale en France ?

Axelle Brodiez-Dolino : Il y a eu une prise de conscience au XIXe siècle. Les ouvriers vivaient dans des logements malsains, avec des salaires de misère et la mortalité était très importante. C’était préjudiciable à la fois au développement industriel, à la santé des soldats en cas de guerre, et au climat politique. Il fallait faire quelque chose. À la fin du XIXe siècle, au cours de la IIIe République, l’État a donc instauré les premières lois sociales, en faveur des pauvres, des vieillards indigents, des malades, des enfants, des femmes en couche… Ces lois sont fondées sur le « solidarisme » : cette doctrine de Léon Bourgeois qui explique qu’il y a une interdépendance des membres du corps social.

Aujourd’hui, on appelle cela les politiques de « care » mais en fait c’est très proche. Cela consiste à dire qu’il y a toujours un moment de notre vie où l’on a besoin du soin des autres. Quand on est petit, on a besoin du soin de ses parents. Quand on est vieux, on est de nouveau dans la dépendance et on a besoin des générations du dessous. Quand on est malade, on a besoin d’un médecin mais aussi de quelqu’un à son chevet… Ainsi, personne n’est entièrement autonome et coupé du besoin de solidarité. Il y a donc une réciprocité : on aide, parce qu’on pourra être aidé. Et c’est ce qui permet à la société de tenir.

Axelle Brodiez-Dolino est historienne, chercheuse CNRS au Centre Norbert-Elias et membre de l'Observatoire national de la pauvreté et de l'exclusion sociale (ONPES). Elle est aussi l’auteur de La protection sociale en Europe au XXe siècle (Presses universitaires de Rennes, 2014).

Crédit photo : Angélique Pineau

La solidarité est donc la base de notre système de protection sociale ?

A.B-D. : Complètement. C’est vraiment l’idée de donner ce qu’on peut et quand on peut, et de recevoir quand on a besoin. Notre système de protection sociale comporte deux grands volets : l’assurance et l’assistance. On les oppose parfois, mais en fait ce sont des mécanismes complémentaires et tous deux sont basés sur la solidarité.

Pour les travailleurs, il y a le système d’assurance : on cotise et on reçoit quand on est malade, quand on est vieux, quand on est enceinte… Et pour ceux qui ne travaillent pas - ou pas suffisamment - et qui ne rentrent pas dans le système assurantiel, il y a l’assistance (devenue en 1953 l’aide sociale). On pourrait ajouter un troisième pôle : les prestations universelles (familiales par exemple) et les services publics (crèches, hôpitaux…).

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Cette solidarité de l’État cohabite avec la solidarité des citoyens entre eux ?

A.B-D. : Il y a en effet à la fois une solidarité publique, organisée par l’État (qui fonctionne par des cotisations, des impôts… et des reversements) et puis une solidarité privée, individuelle (qui dépend du bon vouloir de chacun). Depuis plus de cent ans, notre pays a en même temps des lois sociales qui tissent des filets de sécurité de plus en plus denses et un tissu associatif très fort.

D’ailleurs, l’État s’est toujours appuyé sur les associations et ces dernières ont toujours eu besoin du soutien de l’État. Donc, dans le domaine de la solidarité, il y a plus eu une complémentarité entre les différents acteurs qu’une opposition.

Quelles ont été les grandes avancées de la protection sociale au cours du XXe siècle ?

A.B-D. : Elle a connu une autre grande étape avec la création de la Sécurité sociale en 1944-1946. Puis elle s’est encore développée avec de nouvelles lois sociales. Le minimum vieillesse par exemple a été créé en 1956, la loi sur le handicap en 1975, le RMI en 1988 (devenu depuis le RSA, le revenu de solidarité active)… Parallèlement, les associations ont continué de croître, même en période de prospérité économique. Quasiment toutes les grandes associations d’aujourd’hui sont nées après 1945. Le Secours catholique et les Petits frères des Pauvres ont été fondés en 1946, Emmaüs en 1949, ATD Quart Monde en 1956…

La crise des années 70-80 a été un autre temps fort de la solidarité. L’explosion du taux de chômage, la précarisation de l’emploi, la (re)naissance du phénomène des sans domicile fixe a entraîné une nouvelle vague de création d’associations (les Restos du cœur, les Banques alimentaires…) et un renforcement de l’engagement de l’État. Avec de nouvelles lois sociales : le droit au logement en 1990, la couverture maladie universelle (CMU) en 1999, l’aide médicale d’État en 2000… et un changement de vocabulaire : on ne parle plus de « solidarisme » mais de « cohésion sociale ». En fait, cela veut dire la même chose : il faut un engagement à la fois de l’État et des individus les uns envers les autres pour que le lien ne se délite pas dans une société.

Aujourd’hui, la protection sociale représente un coût important ?

A.B-D. : La France est le pays d’Europe, et même du monde sans doute, qui consacre la plus grande part de son PIB à la protection sociale. Mais plus de 80 % financent les retraites et la maladie, et non les minima sociaux comme on l’entend parfois (qui ne comptent que pour 3 %).

Les États-Unis, par exemple, sont un modèle très différent. C’est un système privé où chacun doit cotiser avec son assurance personnelle. Donc c’est extrêmement inégalitaire car les assurances coûtent très cher et peu de gens peuvent se les payer. En France, en revanche, c’est un système généralisé qui est accessible à tout le monde. Et c’est préférable car quand quelqu’un sort des mailles du filet de la protection sociale, c’est toute la société qui est perdante.

Donc c’est un coût qui rapporte ?

A.B-D. : Tout à fait. C’est un investissement, et non une simple dépense. Car si on laisse quelqu’un dans la pauvreté, il va sans doute tomber malade. Et si vous ne le soignez pas, il risque de véhiculer des maladies, mais aussi de se couper du lien social et, par des phénomènes d’exclusion, de retourner des formes de violences contre le reste de la société. Donc quand on protège les autres, dans un sens on se protège soi-même aussi. De la même façon, s’il est mal éduqué, mal formé, il n’accédera pas à un bon métier. Il faudra peut-être lui verser des allocations chômage. Et pour peu qu’il devienne délinquant, il faudra aussi lui payer la prison.

En revanche, quelqu’un en bonne santé, bien éduqué, bien formé, bien logé, va être productif pour la société et rapporter des cotisations et peu coûter en dépenses de maladie, de chômage… C’est pour cela que l’on parle beaucoup aujourd’hui de « politiques d’investissement social ». Le social est un investissement, s’il est bien fait, qui peut rapporter en retour.

Ce modèle de protection sociale vous semble-t-il remis en cause par les Français ?

A.B-D. : Globalement, il y a une vraie confiance dans ce modèle. Dans les récentes études d’opinion, les Français disent encore qu’ils sont prêts à payer si c’est pour que tout le monde soit bien couvert et qu’il n’y ait pas d’exclusion. Malgré tout, il existe quand même des discours de stigmatisation, de rejet, envers les plus pauvres notamment. Il peut y avoir parfois une sorte d’usure de la compassion parce que la crise, le chômage, la précarisation de l’emploi durent depuis les années 80. Cela commence à faire longtemps. Donc il y a toujours des périls, des menaces mais notre modèle de protection sociale me semble quand même fondamentalement tenir.

Par Angélique Pineau-Hamaguchi

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