Une vie en bonne santé vaut-elle mieux que la croissance ?

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Dans un monde menacé par les effets négatifs de l’économie productiviste, il faut trouver les moyens de poursuivre l’aventure humaine sur notre belle planète. Comment ? En plaçant la santé au centre de nos préoccupations. C’est le propos fort et engagé de ce double témoignage.

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Ils sont respectivement économiste écologique et président d’Harmonie Mutuelle.
Eloi Laurent (économiste à l’Observatoire français des conjonctures économiques-OFCE, enseignant à Sciences Po, à Ponts Paris Tech et à l’Université de Stanford-Californie) et
Stéphane Junique (président d’Harmonie Mutuelle depuis 2016, vice-président délégué du groupe VYV, Vice-Président de la Fédération Nationale de la Mutualité Française, et président du groupe Mutualité au Conseil économique, social et environnemental de 2015 à 2020) ont accepté cette interview croisée pour nous éclairer sur les enjeux de santé auxquels fait face notre société. Cet échange très ouvert se fonde sur le constat que dresse Eloi Laurent dans son tout dernier ouvrage « Et si la santé guidait le monde ? L’espérance de vie vaut mieux que la croissance », paru aux Editions LLL. Alors, et si être prospère, c’était d’abord être en bonne santé ?

Eloi Laurent
© Agence Anne et Arnaud

Eloi Laurent, comment résumeriez-vous en quelques mots le message principal de votre ouvrage ?

Eloi Laurent : Je le résumerai en trois points :

  • Le constat que nos systèmes économiques sont insoutenables et autodestructeurs. Nous avons construit des structures de production et de consommation qui détruisent le soubassement de notre bien-être que sont les écosystèmes naturels. Or il y a un lien inextricable entre notre santé et celle de ces écosystèmes, que l’on appelle « notre environnement » mais qui est plus simplement notre habitat. Nous ne pouvons pas continuer à prospérer tout en détruisant le socle de notre bien-être.
  • Pour mettre en relation les systèmes sociaux et humains, je mobilise le concept de « pleine santé » qui nous relie précisément non pas à la Nature mais au reste de la Nature. D’un côté, la coopération sociale est ce que l’humanité fait de mieux depuis toujours. De l’autre, nous faisons partie de la biosphère : il existe une interdépendance écologique entre l’humanité et notre planète. Il faut trouver un moyen pour connecter la coopération sociale à l’interdépendance écologique, à mes yeux la « pleine santé » le permet.
  • Enfin, il faut ancrer cette analyse dans un changement des institutions. Ce que l’on nomme la transition, c’est un changement durable de nos comportements, donc une réforme des institutions et des politiques publiques. Il y a eu d’innombrables transitions dans le passé. Nous en vivons actuellement certaines, par exemple la reconnaissance des droits des femmes qui a commencé dans les années 1970 qui suppose de reconnaître de nouveaux droits ou la transition numérique, qui implique une adaptation des systèmes fiscaux. Dans le livre, je parle de « l’État social–écologique » comme de la réforme institutionnelle susceptible de porter la transition sociale-écologique en métamorphosant notre État providence pour l’adapter aux nouveaux risques du XXIesiècle.

« La santé n’est pas qu’une affaire de spécialistes, elle est l’affaire de la société et des citoyens qui l’incarnent »

Stéphane Junique
© Aurélia Blanc

Stéphane Junique, les sujets soulevés par Eloi Laurent entrent-ils dans les préoccupations de l’engagement mutualiste ?

Stéphane Junique : Bien sûr. Ils sont au cœur de cet engagement. La croissance d’un pays ne peut être mesurée ni à l’aune d’un seul indicateur, le produit intérieur brut (PIB), ni dans une seule dimension, la croissance de la production. J’ai participé en 2015 aux travaux du Conseil économique, social et environnemental (Cese) et de France Stratégie qui avaient proposé dix indicateurs complémentaires au PIB pour prendre en compte toutes les dimensions du développement, tant économiques, sociales qu’environnementales. Parmi ces indicateurs, il y avait justement « l’espérance de vie en bonne santé ».

E. L. : En effet, la pleine santé se présente comme un tableau de bord qui inclut le logement (à travers par exemple l’enjeu de la précarité énergétique), mais aussi plus largement les « inégalités sociales de santé », toutes les facettes de la question environnementale… Elle permet notamment de dépasser les indicateurs économiques standard comme la croissance du produit intérieur brut (PIB) ou le taux de chômage. Car on peut avoir le plein emploi et des écosystèmes dégradés qui induisent indéniablement une destruction de la santé comme c’est le cas en Inde ou en Chine. C’est pour cela qu’il faut s’appuyer sur la dimension écologique qui est la condition de possibilité de la poursuite de l’aventure humaine. Il faut donc une vision d’ensemble et notamment se garder de l’idée d’un « arbitrage » entre santé et économie ou économie et environnement. On le voit face à la pandémie de Covid : les pays qui préservent le mieux l’économie sont ceux qui préservent la santé, biologique comme mentale.

La Nouvelle-Zélande déplore aujourd’hui 300 fois moins de morts qu’en France par habitant avec 60 % de confinement en moins, des économies considérables de dépenses sociales, une confiance politique et une cohésion sociale préservées, etc. En faisant le pari de la santé, le pays a gagné sur tous les tableaux, contrairement à la France, au Royaume-Uni ou aux États-Unis, où les dirigeants se sont fiés à la croissance avec des résultats calamiteux sur tous les fronts.

« Nous avons le pouvoir de nous maintenir en vie et de nous rendre heureux les uns les autres »

Qu’est-ce que changerait la mise en place du concept de « pleine santé » dans le quotidien des citoyens ? La notion de lien social en fait-elle partie ?

E. L. : Oui tout à fait. Une étude menée par Harvard a suivi pendant près de 80 ans un petit nombre de personnes pour comprendre quels sont les facteurs principaux qui entrent dans l’espérance de vie. Le premier déterminant, ce sont justement les liens sociaux. Nous avons le pouvoir de nous maintenir en vie et de nous rendre heureux les uns les autres. Face à un choc de désocialisation aussi violent que le Covid, il faut donc un plan de revitalisation sociale, à commencer par la réouverture en urgence des lieux de culture, pour réparer et protéger la santé des Français. À long terme, nous éviterions de très nombreuses crises à venir si nous mettions au cœur de nos réflexions le bouclier que constituent les liens sociaux contre les chocs écologiques à venir.

Nous approchons en France de la saison des canicules et nous n’avons toujours pas une protection sociale-écologique qui permettrait de protéger les personnes âgées et isolées qui vont être exposées par dizaines de milliers. Le risque est pourtant sous nos yeux : dans une étude à paraître, je rappelle que les quatre plus graves catastrophes dites naturelles en France depuis 1900 sont des canicules et que la deuxième plus grave catastrophe en termes de pertes économiques est la canicule de 2003. Si l’on se projette vers l’avenir, les prévisions de Météo France sont tout aussi claires : les vagues de chaleur sont le principal risque pour la santé en France au cours des prochaines années. Je propose donc de mettre l’espérance de vie en bonne santé au cœur des politiques de protection sociale-écologique.

« Nos mutuelles défendent une approche élargie de la santé autour de trois déterminants : le sport, l’alimentation et l’environnement »

Et donc de quoi avons-nous besoin face à ces transitions ?

S.J. : Nous avons besoin d’une société de la prévoyance qui anticipe les risques, qui s’engage fermement sur le temps long. L’État ne pourra répondre seul aux transformations sociales et écologiques qui bousculent notre société et ses territoires. Cela implique d’avoir une série d’acteurs qui s’engagent aux côtés des institutions publiques. Les mutualistes en font partie.

En particulier, parce que nos mutuelles défendent une approche élargie de la santé autour de trois grands déterminants : le sport, l’alimentation et l’environnement. Sur ce dernier aspect, l’enjeu est majeur et nous avons à cœur, en tant que première mutuelle de France, de nous engager dans des sujets comme la pollution de l’air à domicile ou au travail, un vrai défi pour certains de nos adhérents.

Mais, nous sommes aussi des acteurs globaux des solidarités, engagés notamment sur les questions d’habitat ou les parcours de vie des personnes âgées et handicapées. Et, je pense comme vous qu’il ne peut pas y avoir d’ambition en matière de santé sans ambition parallèle sur les liens sociaux et la lutte contre les inégalités.

Est-ce l’affaire de l’État seulement ou bien est-ce que les acteurs qui prolongent la solidarité de l’État doivent contribuer à cette phase de transition ?

E.L. : Face à l’ampleur des défis écologiques, l’État français est en retard. Avec l’épidémie de Sida, que Stéphane connaît bien mieux que moi, on a vu l’inertie des États. On a commencé à reconnaître et traiter les malades sous la pression d’une multitude de collectifs de la société civile qui ont sonné l’alerte sans relâche. Et c’est la même chose pour l’écologie. L’État est très en retard sur bon nombre d’entreprises, ne parlons même pas des citoyens, ONG et associations, on le voit nettement avec le décalage béant entre les propositions de la Convention citoyenne et le projet de loi Climat et résilience. La réponse est claire : oui cela inclut les acteurs privés, qui ont été au cœur de la construction de l’État providence depuis le milieu du XIXe siècle et jusqu’à aujourd’hui. Placer « l’espérance de vie en bonne santé » au centre de nos préoccupations économiques, c’est une révolution qui implique tous les acteurs du système de santé.

« L’économie au XXIe siècle, c’est la santé et l’environnement »

Comment résumer pour nos lecteurs vos propositions respectives, émises en tant qu’économiste écologiste et qu’opérateur mutualiste ?

E. L. : Ce qu’ils pourraient vouloir retenir, c’est qu’un économiste qui se veut de son temps place la santé et l’écologie au cœur de ses réflexions et de ses recommandations. Avant de parler du coût de la santé ou de la transition écologique, il faut parler du coût de la non-santé, du coût de la non-transition, du coût de la non-protection sociale. L’économie au XXIesiècle à mes yeux, c’est la santé et l’environnement.

S. J. : Il faut restaurer le besoin de prévoyance au regard des enjeux de transition : notre société n’est pas adaptée face à ces nouveaux besoins. Je pense que c’est une affaire qui concerne l’État mais pas seulement. C’est aussi l’affaire de la société. Pour accompagner les besoins sociaux nous devons aller plus loin et mieux prendre en compte l’espérance de vie en bonne santé. Je dis oui, travaillons dans ce sens-là !

Il me semble aussi nécessaire de préserver ce qui fait que dans notre pays le lien se renforce : la solidarité. Je pense aux initiatives locales d’entraide. Il faut renforcer ces liens-là parce que ce sont des circuits moins institutionnels, moins formels mais pas moins précieux ; c’est le vaste monde des coups de main, de la générosité silencieuse, le monde des solidarités actives et de la fraternité vécue.

Dans son livre « Et si la santé guidait le monde ? L’espérance de vie vaut mieux que la croissance », Editions LLL), Eloi Laurent dresse ce constat implacable : détruire la Nature est un suicide social et accessoirement une folie économique dont nous n’avons pas les moyens. Pourtant, ces derniers mois, de nombreux gouvernements autour de la planète ont montré qu’il est possible de préférer la santé de leurs populations à la croissance de leurs économies. Cet ouvrage soutient que l’espérance de vie et la pleine santé doivent désormais devenir nos boussoles communes dans ce nouveau siècle.

  • Jean Chezaubernard
  • Crédit photo : Getty Images

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