Durant sa carrière dans la presse, Jean-Louis Servan-Schreiber a été à la tête de plusieurs grands magazines, parmi lesquels L’Expansion et Psychologies. Également essayiste, il est l’auteur d’une quinzaine de livres. Dans le dernier, « 80 ans, un certain âge »*, il compare son ancienne vie de quadragénaire à son quotidien d’octogénaire. Et à 81 ans, grâce à l’exercice physique et à un esprit toujours en éveil, il est visiblement en pleine forme.
* Paru aux éditions Albin Michel en janvier 2019.
Jean-Louis Servan-Schreiber : Dans la société dans laquelle nous vivons, comme on a peur de vieillir, comme on a peur de mourir, on a baptisé ça « senior ». D’ailleurs, maintenant, ça commence parfois dès 40 ans. Et je trouve que c’est à la fois inutile et un peu puéril. Il y a une mode du jeunisme. Et quand on regarde certains magazines féminins qui s’adressent à cette cible, ils mettent franchement en couverture des femmes de 40 ans. C’est un peu de la tromperie. On entend aussi parfois des formules du type « anti-âge » ou « rester jeune ». Là encore, c’est faux.
Il y a un moment où ce n’est pas intéressant d’être jeune. C’est plus intéressant d’être dans le moment qui correspond à votre biologie, à votre historique et au nombre d’années qu’il vous reste à vivre. La vieillesse est un âge de la vie qu’il faut traverser. C’est notre destin. Et heureusement, elle n’est pas faite que de désagréments. Donc je crois que c’est plus vrai de dire, à partir d’un certain âge, qu’on est vieux.
J-L.S-S. : C’est très difficile de généraliser à partir d’un échantillon représentatif d’une seule personne, c’est-à-dire moi-même, mais au moins, cette personne, je la connais. Pour moi, le « bien vieillir » est un objectif. Comment j’arrive à m’en rapprocher ? Il s’agit en fait de rester vivant. Cela paraît évident, car le seul moyen de ne pas mourir, c’est de vieillir, et le plus longtemps possible. Marcel Prévost disait : « Je voudrais mourir jeune le plus tard possible ». C’est un peu le résumé de la situation.
J-L.S-S. : Ce n’est absolument pas secret, je peux le partager ! Sur le plan purement physique, le premier élément clé, c’est de lutter contre l’alourdissement. Avec l’âge, les gens ont tendance à prendre du poids. Pourquoi ? Parce qu’ils mangent trop. La société nous met tout le temps de la nourriture devant le nez. Apprendre à résister est la première des sauvegardes.
Pour ma part, j’ai adopté un système simple : cela fait 35 ans que je n’ai pas déjeuné. Ainsi, j’ai réduit de fait la quantité de nourriture d’un tiers. Quand je dis ça aux gens, ils sont horrifiés. En fait, c’est simple et ça vient assez vite. D’ailleurs, je ne pourrai plus déjeuner. C’est comme si on me demandait de manger un steak à l’heure du petit-déjeuner.
Donc premièrement, manger moins. Deuxièmement, bouger. L’exercice physique est une affaire sérieuse. Pour que les articulations continuent à fonctionner, il faut aussi que les muscles soient là, que le corps veuille bien répondre. Donc je fais 45 minutes de gymnastique tous les matins, à la fois du cardio et de la musculation. Et le reste de la journée, je marche entre 4 et 5 km. Je ne faisais pas cela quand j’avais 70 ans. J’ai augmenté la dose parce que, probablement, j’en ai ressenti le besoin.
J-L.S-S. : De faire un peu de philosophie. La philosophie nous apprend à regarder la vie comme un déroulement, comme une réalité, comme quelque chose auquel on ne peut pas échapper. Donc la vieillesse fait partie de la vie, comme la mort en fera partie.
Devant une contrainte comme celle-là, mon seul recours est de travailler sur moi. Essayer de voir comment je peux au mieux tirer parti du monde tel que mon corps me le présente maintenant et me contraint à le vivre. Contrainte légère pour le moment mais je ne me fais pas d’illusion, je ne suis qu’un jeune octogénaire. S’il m’arrivait de devenir un vieux nonagénaire, je pense que mes contraintes seraient assez profondément modifiées.
J-L.S-S. : Évidemment ! Je ne suis pas obsédé par le nombre des années. En revanche, l’état dans lequel je vivrai, c’est cela qui mérite tous les efforts que je fais. On ne peut pas complètement faire obstacle au destin. Mais je pense réellement que l’on peut faire des choses qui permettent déjà d’avoir le sentiment d’avoir essayé et également d’améliorer ses chances.
Je sais que ma santé peut se détériorer à tout moment. Intégrer cela a un immense avantage : le fait de se sentir bien est démultiplié. Parce que cela pourrait être différent. À 25 ans, et même à 45 ans, on trouve normal d’aller bien. Mais quand on arrive dans ces âges-là, on trouve exceptionnel d’aller bien. Alors on est gratifié. Vous voyez, il suffit de peu de chose pour se sentir tout à fait ensoleillé.
J-L.S-S. : J’ai conscience que chaque journée est précieuse d’abord parce que mon père, à mon âge, était mort. Et cela change tout. Il est mort à 79 ans et à partir du moment où j’ai dépassé son âge, je me suis senti privilégié. Pour son époque, il a vécu relativement longtemps. Mais dans ses dernières années, c’était ce qu’on appelle un vieux monsieur. Il avait du mal à se mouvoir, il avait le cœur fatigué… Donc non seulement je traverse des années supplémentaires mais je fais en sorte d’en profiter davantage grâce à un corps qui peut le percevoir.
Quand mon chien court autour de moi, je pense qu’il est content d’être un chien. Moi, à ce moment-là, d’une certaine manière je me dis que je suis content d’être vivant. C’est formidable !
* 80 ans, un certain âge (éditions Albin Michel, 2019).
J-L.S-S. : Je pense qu’il ne me reste rien à faire. C’est seulement comme ça que je peux profiter de la vie. Autrement dit, je ne suis plus dans le plaisir de faire, je suis dans le plaisir d’être. J’ai quitté mes activités dans la presse à 78 ans. J’avais crainte comme tout le monde de la retraite. Mais aujourd’hui, quelle que soit mon activité, elle n’est plus essentielle, elle est une manière de me sentir exister.
J-L.S-S. : Beaucoup moins qu’à 35 ans. Et je ne suis pas un cas singulier. Mais, évidemment, c’est quand même le point central pour tout humain. Je suis en train de finir un livre qui va également porter sur la vision du monde que l’on a à mon âge. Et le dernier chapitre s’appelle « Accepter ». Accepter la mort, ce n’est pas une affaire simple, c’est se dépasser soi-même. C’est accepter que le monde continue après vous, accepter que vos enfants et vos petits-enfants – et heureusement – continueront, accepter de se fondre à nouveau dans la nature.
En fait, je crains surtout l’agonie. Parce qu’en soi la mort, ce n’est rien. J’ai vu beaucoup de fins de vie autour de moi car, quand on a des contemporains de ces âges-là, on passe du temps dans les hôpitaux. Et c’est quelquefois un peu pénible. On verra, c’est le destin !
J-L.S-S. : Oui, même si heureusement, jusqu’à maintenant, je n’ai pas eu à vivre cela de trop près. Même si j’ai perdu mes parents, bien sûr. Voir disparaître des personnes qui sont affectivement intégrées à votre existence : votre conjoint, vos enfants – malheureusement cela arrive aussi – c’est cela la vraie tragédie.
Vieillir en couple, c’est merveilleux. Mais le problème, c’est qu’on a deux raisons de se préoccuper : pas seulement soi-même mais l’autre. Et à la limite, l’autre, c’est plus important que soi. Si un couple ne choisit pas de mourir ensemble, comme cela est arrivé à quelques couples célèbres, il y en a toujours un qui part avant l’autre. Le chanceux est celui qui s’en va le premier, parce qu’il a quelqu’un pour lui tenir la main.