Amine Benyamina est le chef du service de psychiatrie et d’addictologie de l’hôpital Paul-Brousse de Villejuif (94). Il est également président de la Fédération française d’addictologie. Il constate que la surconsommation d’alcool touche de nouvelles populations et met le marketing en cause. Il explique les mécanismes qui mènent à l’addiction et les façons dont on peut s’en défaire.
23,6 % des Français de 18 à 75 ans (1) ont une consommation d’alcool dangereuse pour leur santé. A quoi attribuez-vous ce chiffre ?
Amine Benyamina : Il y a plusieurs facteurs. D’abord, la France est un pays qui a dans sa culture, dans son histoire, dans sa géographie, des vignes et de l’alcool. Depuis toujours, l’alcool y a été présent, avec un commerce extrêmement florissant, et avec un pays à majorité rurale et une tradition viticole importante. Evidemment, il y a moins d’alcooliques et on boit moins qu’il y a quarante ans, mais on demeure parmi les pays où la prévalence de la consommation est le plus élevée au monde. Donc il y a une industrie, une culture, une géographie, une histoire qui plaident pour la présence de l’alcool.
La consommation excessive d’alcool touche de nouvelles populations…
A. B. : Il y a quelques années, cela était réservé à des hommes d’âge mûr. Actuellement, ça touche les femmes, ce qui pose un gros problème parce qu’elles sont moins bien outillées naturellement que les hommes pour se défendre. Et on a des phénomènes de consommation importante chez les jeunes. Ce sont les deux populations qui sont les plus concernées. On a connu une période, quand j’ai commencé à travailler dans les addictions, où l’alcool était ringard. Maintenant, les jeunes ont des conduites alcooliques, avec des alcools forts, souvent associés à d’autres drogues. Et les femmes ont appris à apprécier le vin, les cocktails. Le marketing s’est adapté à ces populations. Le lobby de l’alcool a joué un rôle fondamental pour le recrutement de nouvelles catégories sociales, dont les jeunes et les femmes.
Comment devient-on « accro » à l’alcool ?
A. B. : C’est la rencontre entre ce produit, une personnalité et un environnement. La personne a des failles ou des vulnérabilités psychologiques, il y a des personnes un peu angoissées, des timides… Il y a des marqueurs biologiques qui favorisent le contact. Et une tradition familiale. Il y a des moments dans la vie : la jeunesse, le veuvage, l’isolement… Il y a la société : un pays dans lequel on a une très grande consommation d’alcool, comme en France. Et l’alcool lui-même a un potentiel pour rendre dépendant qui est plus important que d’autres drogues. Lorsque ces critères se rencontrent, on a tendance à devenir vulnérable et à recommencer l’expérience de l’ivresse, puis petit à petit il y a une modification de l’harmonie psychologique et neurobiologique, et on devient dépendant. Et l’organisme s’adapte en devenant malade. Par exemple, la cirrhose du foie est une adaptation de cet organe à l’alcool.
Quelle est la spécificité de l’alcool par rapport aux autres drogues en termes de dépendance ?
A. B. : Le pouvoir de dépendance dépend aussi de la personne, et de ce que vous consommez, dans quel milieu. Mais globalement, l’alcool se trouve au milieu d’un spectre entre en bas le cannabis et en haut l’héroïne et le tabac.
Quelles sont les typologies des différentes formes de consommation de l’alcool ?
A. B. : Il y a la personne qui boit sans que cela soit mauvais pour elle. Ensuite, l’usager qui boit en prenant des risques (une personne qui prend la voiture, qui est sous traitement médicamenteux, une femme enceinte…). Puis il y a celui qui consomme beaucoup mais qui n’est pas encore dépendant physiquement et psychologiquement, et il n’a pas clairement modifié son environnement professionnel, familial, personnel et affectif. Enfin, il y a celui que l’on appelait avant le dépendant : c’est celui qui très clairement fait tourner sa vie autour de la consommation, de l’utilisation et de la quête de l’alcool.
Une personne qui se soigne de l’alcool peut-elle réparer le mal qu’elle a fait à son corps ?
A. B. : C’est toujours possible, à condition de ne pas franchir un cap où on a abîmé définitivement des organes : le foie, les vaisseaux, le cœur… On se rétablit habituellement : on perd du poids, on a un meilleur teint, on reprend la forme…
Quels sont les différents traitements de l’alcoolisme ?
A. B. : Le traitement de l’alcoolisme est assez pauvre sur le plan médicamenteux. On a surtout une mise place de traitements psychologiques et comportementaux, qui permettent de rompre avec le conditionnement et les habitudes de consommation. Et puis il y a des aménagements sociaux, pour éviter d’avoir de nouveau envie de consommer. J’évite d’aller dans les endroits où les gens consomment, je préviens mon entourage que j’arrête de boire et qu’il n’est pas question qu’on me propose de boire… Tout ça, ça se travaille. Une personne qui a des problèmes d’alcool organise malgré elle des parcours dans lesquels elle rencontre des gens qui boivent, etc.
Ensuite, on organise des soins. Quand une personne se présente dans un organisme de soins, on fait le point sur son rapport à l’alcool et on tente d’abord un sevrage ambulatoire. La plupart du temps, on place comme actrices de leur soin de sevrage les personnes qui sont fortement alcoolisées, chez lesquelles cela fait des dégâts, qui ont du mal à s’arrêter. De plus en plus, on leur propose la baisse de consommation. On n’arrête pas complètement l’alcool, mais on le diminue et on fait disparaître tous les problèmes qui y sont liés. Mais c’est une étape difficile, qui demande un grand engagement de la part des patients. Ensuite, il y a des sevrages résidentiels pour ceux qui ont du mal à le faire à la maison. Ils durent entre deux et trois semaines : on fait un sevrage à l’hôpital avec un bilan, etc.
Pourquoi privilégie-t-on aujourd’hui le sevrage contrôlé à l’arrêt total ?
A. B. : Parce que l’abstinence complète est très souvent suivie d’échec. Et puis certaines personnes ont besoin de garder un caractère convivial. C’est plus difficile, mais cette option est discutée de manière très ouverte avec les patients.
Que faire quand on soupçonne un problème d’alcool chez un proche ?
A. B. : Lui en parler très franchement. Il ne faut pas tourner autour du pot. Il faut être empathique et en discuter. Lui dire « tu pourrais aller voir quelqu’un, on peut t’aider » et revenir à la charge. Le déni, c’est la pire chose. Le gros problème de la personne qui boit, c’est d’ignorer sciemment ou inconsciemment son problème. Donc il ne faut pas entrer dans son jeu en faisant exprès de ne pas voir qu’elle est en difficulté. Il n’y a pas de pudeur à avoir là-dessus.
(1) Source : Santé publique France. En France métropolitaine, 23,6 % des 18-75 ans dépassent les repères de consommation en 2017.
Le site Addictaide.fr permet de se renseigner sur les différentes addictions existantes (alcool, cigarette, cocaïne, jeux vidéo…) et de se faire aider pour s’en libérer.
En tant que malade alcoolique abstinent, j’ai déjà essayé à plusieurs reprises de « boire modérément », d’avoir une « consommation contrôlée » sans jamais y parvenir ou tout du moins en étant heureux.
L’alcoolisme est une addiction et à ce titre elle est accompagnée d’obsessions. De ce fait, si je suis dans le contrôle de ces obsessions, je ne peux maintenir ce contrôle et donc celui de la consommation de façon durable.
Pour moi c’est l’acceptation, la capitulation face au produit qui a fonctionné et qui m’a amené à une abstinence totale et heureuse. Je ne « monte plus sur le ring » face à l’alcool car j’ai compris aujourd’hui que c’était lui le grand gagnant.
A ce jour je vis bien, libéré de l’emprise de l’alcool et heureux de vivre. Ceci je le dois aux groupes de partages et d’entraides où j’ai pu m’identifier et partager mon mal de vivre.
Amine Benyamina se trompe quand il dit que ce n’est que récemment que les femmes sont touchées par le problème alcool. C’est simplement qu’avant, elles se cachaient et buvaient chez elles car la société jugeait sévèrement une femme qui boit. C’était honteux. Les hommes, eux, buvaient dehors, au grand jour. Aujourd’hui, la femme qui boit est plus visible, c’est tout.
Autre point : il peut être plus simple de s’abstenir complètement de boire et d’apprendre à vivre heureux sans alcool plutôt que de pratiquer la « consommation contrôlée » où il faut être doué pour le jonglage et avoir la calculette à la main ! : ) Avec l’expérience, la convivialité est permise et possible, même sans alcool. Comme pour le reste, cela s’apprend.
Je regrette également qu’il n’ait pas été fait mention des diverses associations d’entraide (Alcooliques Anonymes, Alcool Assistance, Vie Libre, etc) reconnues et estimées par de nombreux médecins addictologues pour leur efficacité. Car, s’il y a de nombreux échecs, il y a AUSSI des milliers de malades alcooliques rétabli.e.s. La médecine n’est qu’une partie de l’aide possible.