Manipulations excessives de la peau, des cheveux et des ongles : des troubles psychiques invalidants

Publié le

Par Natacha Czerwinski

Temps de lecture estimé 7 minute(s)

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Dermatillomanie, trichotillomanie, onychophagie : chez certaines personnes, ces « comportements répétitifs centrés sur le corps » (CRCC) peuvent avoir de lourdes conséquences physiques et psychologiques. Mais des solutions existent pour se libérer de cette « toxicomanie gestuelle ».

Qu’appelle-t-on les CRCC ?

Les comportements répétitifs centrés sur le corps (CRCC) sont un ensemble de troubles psychiques. « Il s’agit de gestes auto-agressifs plus ou moins contrôlables, explique Laurent Misery*, professeur de dermatologie et directeur du LIEN (Laboratoire Interactions Epitheliums Neurones). Leur auteur s’en prend à sa peau (dermatillomanie), à ses ongles (onychotillomanie ou onychophagie), à ses cheveux (trichotillomanie), à ses lèvres (chéilotillomanie) ou à l'intérieur de ses joues. »

Si cela peut arriver à tout le monde de temps à autre, ces agissements deviennent problématiques lorsqu’ils sont « à l’origine de lésions trop importantes, trop nombreuses ou surinfectées ou s’ils envahissent la vie du malade », précise le spécialiste.

Ces comportements ne relèvent toutefois pas de l’automutilation (le but n’est pas de se faire mal) et ne sont pas à proprement parler des troubles obsessionnels compulsifs (TOC). « Les TOC sont liés à une idée obsédante. Là, il n’y a pas d’idée qui précède l’action, souligne le psychiatre Jean-Christophe Seznec**. Il s’agit d’une toxicomanie gestuelle. On considère ces troubles comme des addictions, tout comme peuvent l’être celles à la cigarette ou à l’alcool. »

Les patients atteints de CRCC partagent le même désir de mettre fin à ce comportement mais n’en sont pas capables et en souffrent.

Dermatillomanie, trichotillomanie, onychotillomanie…

La dermatillomanie se caractérise par des manipulations excessives de l’épiderme. Toutes les parties du corps (visage, bras, jambes, poitrine…) peuvent être attaquées. « La peau est grattée, pincée, écorchée, frottée, piquée, tailladée, creusée, voire arrachée, décrit le Pr Misery. Les personnes utilisent souvent leurs ongles mais aussi parfois des objets, comme des pinces ou des ciseaux. »

La trichotillomanie se définit par un arrachage compulsif des cheveux, cils, sourcils et/ou poils. Certaines personnes vont plus loin en ingérant les cheveux arrachés – c’est ce qu’on appelle la trichophagie. « Les patientes – cette pathologie touche majoritairement les femmes – disent que le bulbe est comme du caviar, qu’il claque sous la dent lorsqu’on le croque, raconte le Dr Seznec. Ce trouble leur paraît dingue et incompréhensible, bien sûr, mais c’est quelque chose qui leur échappe. »

L’onychotillomanie, elle, consiste à traumatiser ses ongles des mains ou des pieds. Le plus souvent, les personnes refoulent ou enlèvent la cuticule (petite peau autour de l’ongle) à l’aide d’autres ongles ou de petits objets tranchants. L’onychophagie, elle, désigne le fait de se ronger les ongles.

« Tous ces comportements impulsifs ont souvent lieu pendant les activités sédentaires telles que regarder la télévision, téléphoner ou être assis derrière un bureau, observe la psychologue clinicienne Alexandra Lecart***, fondatrice de l’Association francophone des CRCC (AFCRCC). Les manipulations procurent un sentiment de soulagement sur le moment et se font souvent dans un état dissociatif : les gens perdent la notion du temps et ce n’est qu’après leur crise qu’ils réalisent les dégâts. »

Quelles conséquences de ces comportements répétitifs centrés sur le corps ?

Les effets sur le corps varient en fonction de la gravité du comportement et des zones visées. À force de se curer, les dermatillomanes se créent des lésions cutanées. La peau peut saigner et s’infecter. Des cas de septicémie ont même été recensés.

La trichotillomanie entraîne l’apparition de surfaces clairsemées sur la tête, de régions très dégarnies, voire d’une calvitie. Avaler ses cheveux engendre parfois la formation de trichobézoards (amas de poils coincés au niveau de l’estomac) dont le retrait peut nécessiter une intervention chirurgicale.

Un syndrome sévère d'onychophagie peut provoquer des déformations des ongles, des infections et des problèmes bucco-dentaires. Quant au mordillement des lèvres ou de l’intérieur des joues, il est susceptible de causer des irritations et des abcès.

Au-delà de ces conséquences physiques, la souffrance est aussi psychologique. Les CRCC impactent lourdement le moral et le quotidien des patients. « Les gens ont honte, se sentent coupables, éprouvent de la colère et du dégoût envers eux-mêmes, liste Alexandra Lecart. Ils mettent en place des stratégies pour cacher leurs blessures (vêtements longs, bandeaux dans les cheveux…) et se privent de certaines activités telles qu’aller à la piscine ou à la plage. Leur vie sociale en pâtit aussi. »

Combien de personnes sont concernées par les CRCC ?

Il n’existe pas de données globales sur le nombre de cas car cette famille de troubles est encore peu connue et peu étudiée. Les spécialistes considèrent toutefois que la trichotillomanie et la dermatillomanie affecteraient, chacune, environ 2 % de la population, en majorité des femmes. L’onychophagie est beaucoup plus répandue puisqu’elle toucherait entre 20 et 30 % de la population, mais le plus souvent de façon passagère. Les formes graves et prolongées, elles, sont plus rares.

Les CRCC se déclenchent souvent au moment de l’adolescence et peuvent continuer à l’âge adulte, surtout s’ils ne sont pas diagnostiqués. « Si le problème n’est pas pris en charge, il devient chronique et on voit des personnes de 40 ans qui vivent avec ce trouble depuis des années », précise Jean-Christophe Seznec.

À quoi ces comportements sont-ils dus ?

Comme pour beaucoup de troubles psychiques, les explications sont multifactorielles et plusieurs hypothèses sont avancées pour comprendre les origines de ces agissements.

Une étude canadienne réalisée en 2015 a ainsi mis en évidence que l’ennui et la frustration seraient des éléments déclencheurs des CRCC. « Les individus présentant ces comportements répétitifs sont possiblement des perfectionnistes », écrivaient les chercheurs. « Je vois beaucoup ce genre de profils parmi mes patients, confirme Alexandra Lecart. Les gens cherchent le petit truc qui dépasse – la croûte rugueuse, le cheveu blanc, la petite peau disgracieuse autour de l’ongle… »

Si certaines comorbidités (troubles anxieux ou troubles de l’attention notamment) peuvent être associées à ces pathologies, les CRCC sont avant tout « un débordement de notre tension intérieure », analyse le Dr Seznec. « Le corps fabrique de l’énergie et, comme dans une centrale nucléaire, il nécessite un système de refroidissement – qui passe, chez l’humain, par la respiration ventrale et la relaxation, détaille le psychiatre. Quand il est inexistant, le corps va générer un mouvement absurde pour purger cette énergie. La plupart de ces troubles ont d’ailleurs un pic de fréquence en fin de journée : c’est là où la tension est à son maximum et où l’on n’est plus dans l’action du travail. »

Quels sont les solutions et traitements possibles ?

Identifier le trouble et ses mécanismes est une étape clé du processus de désintoxication. « La moitié du chemin est faite quand les patients comprennent comment ça fonctionne, assure le Dr Seznec. Il s’agit ensuite de gérer différemment le quotidien. Je leur conseille notamment d’augmenter leur activité physique – par exemple en utilisant un siège ballon – mais aussi de faire de la méditation ou de la cohérence cardiaque… Je leur dis qu’ils sont condamnés à la zen attitude ! »

Des astuces peuvent être trouvées au quotidien pour limiter les crises, telles que mettre du vernis au goût amer pour éviter de se ronger les ongles ou occuper ses mains quand l’envie de triturer sa peau se manifeste. « Dans les cas de trichotillomanie, le volumateur capillaire est un outil génial, suggère le spécialiste. Il s’agit de vrais cheveux qui sont comme une perruque mais cousus sur la tête. Ce système crée une barrière qui permet de se sevrer et de laisser les cheveux repousser tranquillement dessous. »

Un accompagnement thérapeutique peut également être utile pour se libérer de ces comportements invalidants. Si différentes approches sont possibles (« l’hypnose et l’EMDR fonctionnent très bien », indique Alexandra Lecart), les thérapies cognitives et comportementales sont particulièrement préconisées. Celles-ci aident notamment les malades à développer des stratégies d’adaptation à leurs impulsions.

Enfin, des médicaments dits « anti-craving » (tels que le N-Acétyl-Cystéine ou la Naltrexone) peuvent être proposés. « Une étude américaine récente a également prouvé l’efficacité la mémantine, un traitement initialement prescrit dans la maladie d’Alzheimer, signale Jean-Christophe Seznec. Guérir d’un CRCC peut être très long. Mais je dis à mes patients que l’objectif, comme pour l’alcool et la drogue, est surtout de devenir abstinent. »

* Votre peau a des choses à vous dire (Larousse).
** J’arrête de m’arracher les cheveux (Puf).
***Arrête de te gratter ! (Enrick B. Eds).

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